Pour qu’un auteur me fasse tomber de ma chaise, il est mieux de se lever de bonne heure.

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J’ai dans le corps quarante ans de lecture.

J’ai dans le corps vingt ans d’édition.

Lorsque je lis un roman, une nouvelle ou un poème, j’ai un crayon rouge dans les yeux. Soyons moderne : je lis en mode Suivi des modifications. C’est ce qu’on appelle une déformation professionnelle.

Alors pour qu’un auteur me fasse oublier la mécanique d’un texte littéraire, pour qu’une écrivaine me crée lecteur pur, il/elle est mieux de se lever de bonne heure.

Ça arrive encore, dieu merci ! Je n’ai pas lu tous les livres et la chair est loin d’être triste.

Et quand ça arrive, c’est une sensation plus physique que psychique.

C’est justement arrivé hier, à la Cinquième Salle de la Place des Arts, pendant le spectacle Là d’où je viens, Darling, alors que le poète italien Claudio Pozzani a lu de sa voix suave une phrase de Svetlana Alexievitch. Tristan Malavoy-Racine était assis à côté et il l’a senti, lui aussi. On a tous deux sonorement réagi à cette phrase, simultanément; elle est passée à travers de notre corps et j’ai vu la tête de Tristan être projetée vers l’arrière, à son écoute. Je ne saurais même pas vous la redire, cette phrase, mais je me souviens de son empreinte.

C’est arrivé quand j’ai lu Le Plongeur de Stéphane Larue; c’est arrivé quand j’ai lu L’Incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage de Haruki Murakami; c’est arrivé quand j’ai lu La pluie d’été de Marguerite Duras; c’est arrivé quand j’ai lu Monsieur Melville de VLB, dans un chalet à Sainte-Catherine-de-Hatley, et ce fut tellement puissant que j’ai dû déposer la brique et aller me calmer dehors, les pieds pendants au bout du quai.

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Et c’est arrivé aussi à la conférence de presse du FIL, le mois dernier. Le poète Dany Boudreault s’est avancé au micro et a lu ceci :

Tu dis : les objets ne nous aiment pas. Nous aimons les objets, mais les objets, eux, ne nous aiment pas. Nous avons inventé cette incapacité d’amour pour nous. Nous espérions le contraire, quelle déception. Nous aurons sans doute l’impression qu’ils nous aimeront un jour, parce qu’ils feront en sorte que l’on croit en leur amour, mais les objets ne nous aimeront jamais. Tu dis : on nous fait croire que le métal est inanimé, mais le métal pense dès l’alliage. Tu hais les objets. Tu es d’ailleurs sans objet. Tu n’as aucune utilité. Tu ne divertis même pas tout à fait. Tu réfléchis sur toi et ta spirale est flamboyante. Tu te dis universel, mais tu es plutôt commun, et tu ne supportes pas les gens communs, alors tu ne te supportes pas. Tu es sans objet, quelle liberté. Tu te dis : quelle insoutenable liberté. Tu te demandes : comment disposer de toute la liberté qui ne me rassasie pas? On nous a dit tout est possible. Tu signes les pétitions, la Syrie s’effondre néanmoins. Tu as pensé aller servir la soupe à l’Accueil Bonneau pour Noël. Pour toi. Te voir content de le faire. Tu as l’illusion que les gens dans le besoin sont plus simples que toi et plus disposés au bonheur. Tu as soif de ce bonheur. Tu vas servir de la soupe aux Joyeux. Tu te perds. Tu te disperses. Tu passes le plus clair de ton temps à chercher derrière toi. Tu aimerais aimer les objets. Tu n’as rien. Peut-être l’amour. Quand on n’a que l’amour. Tu cries : il n’y a que ça. Tu cries sans arrêt. Tu es sans objet. Tu cherches les miroirs et tu les trouves. Tu manges beaucoup tout le temps. Ce qui entre en toi n’est pas raisonnable. Entre les moments où tu cherches derrière toi, tu n’arrêtes pas d’être aux toilettes et tu forces trop. Tu forces trop, même si tu n’as pas envie. Tu veux sortir de toi. Tu t’essuies longtemps, tout enlever, tu dis : je dois m’enlever de moi. La plaie reste vive. Quand on a que l’amour. Il n’y a que l’amour, mais l’amour glisse. Nous sommes trop nombreux à vouloir être exceptionnels. L’amour est ton seul sentiment, tu as entendu ça sur une scène. Tu réponds que le reste n’est que dérive. Tu réponds aussi que l’amour préexistait à lui-même comme simple spéculation dès le premier coup d’œil que tu désirais lucratif. Tu rapportes beaucoup, et maintenant le niveau de risque n’a jamais été aussi élevé. Tu le sais tu le dis : il ne faut pas être populaire au primaire. L’avenir appartient aux ex-rejets, et rien ne m’appartient.

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Quand j’entends ou lis des trucs comme le métal pense dès l’alliage, je tombe de ma chaise, comprends-tu. Comme je n’ai aucune imagination, je suis soufflé quand des gens pondent de telles phrases. À chaque mot qu’on tape ou qu’on écrit, le cerveau a devant lui l’infini de tous les mots du dictionnaire et pourtant il n’en choisit qu’un — pour des raisons de sens, de musique, de beat même —, puis un autre, puis un autre, et la poésie naît de cet obscur alliage.

Ce mécanisme m’émeut.

Je suis d’ailleurs tout aussi ébahi par les humains qui sont capables de plaquer des mélodies sur des mots pour créer des chansons. Je posais la question à la musicienne Salomé Leclerc avant-hier, elle qui a eu le mandat de créer des environnements sonores pour accompagner de sa guitare les textes lus durant le spectacle Larguer les amours. Comment ça marche, Salomé ? Elle n’a eu qu’un mot pour réponse : instinct.  Eh bien, je n’ai pas cet instinct !

Vous comprendrez que j’ai très hâte à demain soir, 21 h, à la salle Claude-Léveillée de la Place des Arts, pour aller au spectacle La fin du monde est une fausse piste. On y entendra des textes inédits de Dany Boudreault, mis en musique par son vieux copain Emmanuel Schwartz.

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Je suis allé rencontrer le duo en répétition dans une petite salle de la Place des Arts éclairée au néon, lundi dernier. Lorsque je leur ai demandé si on allait sortir déprimé de leur spectacle préapocalyptique, ils m’ont répondu du tac au tac : « Pas du tout ! On pose un regard lucide et optimiste sur une fin du monde, fin d’un monde. En fait, on espère que les gens sortiront de la salle amoureux et attendris. On veut leur donner envie d’être des amis, des amants, des frères et des sœurs, unis devant l’inéluctable ».

La fin du monde est une fausse piste

Dany Boudreault & Emmanuel Schwartz

Le lundi 25 septembre – 21 h

Salle Claude-Léveillée de la Place des Arts

25 $ – taxes et frais inclus

Achat en personne et par téléphone à la Place des Arts et en ligne sur placedesarts.com

 

 

 

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