La science est aussi littérature

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On dit souvent que l’art parle à l’émotion et que la science, elle, s’adresse à la raison; or, ces deux pôles de l’activité humaine, qui semblent a priori opposés, sont en fait intimement liés, car tant le scientifique que l’artiste use de l’observation, de l’expérimentation et de la créativité dans son travail au quotidien. Ce n’est pas pour rien qu’Albert Einstein prétendait que pour obtenir des progrès réels en science, il fallait user d’« imagination créative ».

Les scientifiques, les artistes et les écrivains ont tous le même but : nommer le réel. Seuls leurs outils et leur méthodologie divergent. Je suis assez bien placé pour en parler, moi qui ai étudié en sciences pures au cégep, qui ai terminé — avec de pauvres résultats, mais quand même — une année à l’université en physique, et qui suis sorti des bancs d’école avec une maîtrise en création littéraire en poche. Les gens sont toujours surpris quand je leur parle de ce parcours, qui ne semble pas linéaire, à première vue, mais qui est parfaitement logique : la physique constituait pour moi une façon d’appréhender le monde, alors que la littérature m’aidait à comprendre l’être humain; chez moi, les deux disciplines étaient motivées par une seule et même exigence interne : la curiosité, comme moteur du savoir.

La science n’est donc pas que chiffres et formules : elle est aussi littérature. Le FIL l’a compris et propose, dans son édition 2018, deux spectacles qui s’appuient sur les rapports entre science et littérature.

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D’abord, jeudi à 19 h, à l’auditorium de la Grande Bibliothèque, se tiendra le Cabaret des hypothèses, créé d’après une idée originale de Marie-Paule Grimaldi et Julie Dirwimmer. Expédition délirante, festive et perspicace, ce Cabaret des hypothèses promet de réunir l’art et la science afin de défricher les territoires connus et inconnus du réel. « Dans la recherche scientifique comme dans la création artistique, la part du doute et du rêve, le rôle de l’intuition, de la subjectivité et du sensible, le choc esthétique, l’effet du hasard et de l’accident, mais aussi la rigueur, l’expérimentation et la pensée critique sont autant de points de jonction et d’outils pour faire émerger du sens », peut-on lire dans le programme de son spectacle. Nous sommes bien d’accord.

J’ai assisté la semaine dernière à une séance de travail de Marie-Paule Grimaldi et du concepteur sonore Nicolas Letarte-Bersianik avec l’auteur Jean-François Chassay, un spécialiste du discours scientifique dans la fiction, qui sera l’un des lecteurs invités du spectacle — les autres étant Mathieu ArsenaultKim DoréJean-François Chassay, Julie Dirwimmer,Urbain DesboisIsabelle St-PierreFrançois-Joseph LapointeJacques Goldstyn et Rober Racine.

Pendant que je prenais mes photos pour ce blogue, monsieur Chassay m’a expliqué que la séparation entre l’art et la science est en fait un phénomène plutôt récent dans l’histoire humaine : c’est en effet au Moyen Âge qu’elle est advenue, dans la foulée de la révolution industrielle. Les spécialisations se sont multipliées, et même au sein de celles-ci, on a introduit des surspécialisations ! Or, au début des années 40, chercheurs, scientifiques et artistes se rendent compte qu’ils ne peuvent plus se parler entre eux et que leur spécialisation les isole des autres champs de la connaissance humaine. « Il aura fallu attendre les conférences Macy pour que des spécialistes de disciplines diverses reprennent le dialogue, pour faire avancer autrement la connaissance », a précisé Jean-François Chassay.

Pour la petite histoire, les conférences Macy, organisées à New York par la fondation Macy à l’initiative du neurologue Warren McCulloch, ont réuni à intervalles réguliers, de 1942 à 1953, un groupe interdisciplinaire de mathématiciens, logiciens, anthropologues, psychologues et économistes qui s’étaient donné pour objectif d’édifier une science générale du fonctionnement de l’esprit. Elles furent notamment à l’origine du courant cybernétique, des sciences cognitives et des sciences de l’information. Pas mal, comme programme.

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Aussi, j’ai assisté dimanche dernier au spectacle Du Big Bang à la double hélice, paroles de science lues par Yanick Villedieu, une mise en lecture de très beaux textes tirés de livres et d’articles écrits pour l’essentiel par des scientifiques, magnifiquement accompagnés en musique et en sons par la pianiste Marianne Trudel. L’animateur et journaliste scientifique Yanick Villedieu, flanqué d’Antoine Laprise à la mise en lecture, ont choisi de présenter ces textes de façon relativement chronologique, en commençant par les origines de l’univers (Hubert Reeves, Stephen Hawkins, etc.), pour cheminer lentement vers notre monde contemporain… et ses dérives.

En fait, ce spectacle aurait très bien pu s’appeler Du Big Bang à la fin de l’homme (titre un peu trop déprimant pour être vendeur, je le concède), sa dernière partie étant consacrée à des textes traitant de réchauffement climatique, d’écologie et d’environnement au sens large. Et les constats que font leurs auteurs sont plutôt alarmants !

Je me suis couché moins niaiseux, ce soir-là : j’ai en effet appris que la publication du premier texte ayant une perspective écologiste datait d’aussi loin que 1962 ! Il s’agit du livre Silent Spring de Rachel Carson (Printemps silencieux fut publié en traduction française chez Plon l’année suivante), qui ouvrit les yeux des Américains sur l’impact nocif des pesticides sur l’environnement (plus précisément sur l’épaisseur des coquilles d’œufs d’oiseaux, ce qui nuit à la reproduction). Le livre contribua d’ailleurs à l’interdiction du pesticide DDT aux États-Unis, en 1972. Depuis sa publication, Printemps silencieux apparaît dans de nombreux classements des meilleurs œuvres littéraires hors-fiction du XXesiècle.

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Question de nous laisser encore plus songeur à notre sortie du Théâtre Outremont, Yanick Villedieu a clôt son spectacle en citant Einstein : « Je ne sais pas comment la Troisième Guerre Mondiale sera menée, mais je sais comment le sera la Quatrième : avec des bâtons et des pierres. »

Pour terminer sur une note plus joyeuse, j’ai envie de partager la set list des textes lus au cours du spectacle. Une belle façon d’entamer votre propre dialogue entre littérature et science. Pour ma part, je me suis trouvé là-dedans plusieurs idées d’échange de cadeaux pour Noël qui vient…

Stephen Hawking, Une brève histoire du temps, Flammarion, 1989

Hubert Reeves, Patience dans l’azur, Seuil, 1981

Luc-Alain Giraldeau, Dans l’œil du pigeon, Boréal, 2016

Charles Darwin, L’Origine des espèces, 1859

Stanislas Dehaene, Le Code de la conscience, Odile Jacob, 2014

Carlo Rovelli, Anaximandre ou la naissance de la science, Dunod, 2015

Galileo Galilei, Abjuration devant le tribunal de l’Inquisition, 1623

Yves Gingras, L’Impossible dialogue, Sciences et religions, Boréal, 2016

Jacques Prévert, Paroles, Le Point du jour, 1946

Saint-John Perse, Discours de réception du prix Nobel,1960

Pierre Morency, L’œil américain, Boréal/Seuil, 1989

Annie Dillard, Pèlerinage à Tinker Creek, Christian-Bourgois, 1990

Frère Marie-Victorin, Flore laurentienne, Imprimerie de La Salle, 1935

Frère Marie-Victorin, Lettres biologiques, Recherches sur la sexualité humaine,

présentées par Yves Gingras, Boréal, 2018

Yanick Villedieu, Le Soleil et ses filles, inédit, 2014

David Goudreault, La Bête à sa mère, Stanké, 2015

Oliver Sacks, L’Homme qui prenait sa femme pour un chapeau, Seuil, 1988

Mark Haddon, Le bizarre incident du chien pendant la nuit, Nil, 2004

Jean-François Chassay, Si la science m’était contée, Seuil, 2009

Boris Vian,La Java des bombes atomiques, 1955

James Watson, La Double hélice, Robert-Laffont, 1968

Isabelle Péretz, Apprendre la musique, Odile-Jacob, 2018

Rachel Carson, Printemps silencieux, Plon, 1963

Pierre Dansereau, La Terre des hommes et le paysage intérieur, Leméac, 1973

Michel Jurdant, Le défi écologiste, Boréal, 1988

Fernand Seguin, Le Cristal et la chimère, Libre Expression, 1988

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Photos du spectacle : Maxime Cormier

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