De l’art d’être élégant dans la largue

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Afin de désacraliser l’acte de lire, Daniel Pennac, dans son essai Comme un roman paru en 1992 chez Gallimard, énonce ce qu’il appelle les « droits imprescriptibles du lecteur » :

Le droit de ne pas lire.

Le droit de sauter des pages.

Le droit de ne pas finir un livre.

Le droit de relire.

Le droit de lire n’importe quoi.

Le droit au bovarysme — c’est-à-dire à la « satisfaction immédiate et exclusive de nos sensations » : l’imagination qui enfle, les nerfs qui vibrent, le cœur qui s’emballe, l’adrénaline qui « gicle » et le cerveau qui prend momentanément « les vessies du quotidien pour les lanternes du romanesque ».

Le droit de lire n’importe où.

Le droit de grappiller — c’est-à-dire pouvoir commencer un livre à n’importe quelle page.

Le droit de lire à haute voix.

Le droit de nous taire — c’est-à-dire que l’on peut lire et taire nos sentiments vis-à-vis du livre lu.

Je repensais à cette liste de droits hier soir, pendant que j’assistais au spectacle (À leur tour de) Larguer les amours, au Lion d’or. L’an dernier, la romancière Maryse Latendresse, qui se demandait s’il existait une « manière féminine » de vivre la rupture amoureuse, avait réuni une vingtaine d’auteures pour en témoigner; c’est ainsi qu’était né Larguer les amours, un recueil à la fois tendre et explosif publié aux éditions Tête Première, ainsi qu’un spectacle du même nom créé dans le cadre du FIL 2017, dont j’avais parlé ici. Or, cette année, c’est aux hommes de répondre à l’appel afin d’explorer à leur tour le spectre de l’éclatement du couple. Parmi ceux-ci, on retrouve Christian Bégin, Pierre-Marc Drouin, Steve Gagnon, Alexandre Jardin, Guillaume Lambert, David LeducStanley Péan, Marc Robitaille, Mauricio Segura et Christian Vézina, dont les textes étaient interprétés sur scène hier soir par les comédiens Denis Bernard,Louis Champagne et Iannicko N’Doua, appuyés musicalement par le toujours génial Jérôme Minière.

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Bref, au moment où Denis Bernard, durant l’une de ses lectures, a lancé : « L’élégance s’invite rarement dans la largue », mon esprit s’est immédiatement mis à vagabonder et je ne suis revenu au spectacle que lorsque les applaudissements ont fusé, à la toute fin du texte.

J’ai alors ressenti comme une petite culpabilité : j’avais « raté » plusieurs minutes du spectacle, à passer en revue toutes mes ruptures — il y en a eu quelques-unes — et en me demandant : y ai-je été élégant ? Réponse : parfois non, parfois oui. Je me suis entre autres souvenu qu’avec A., j’avais choisi d’attendre quelques semaines après ma prise de décision officielle pour lui en faire l’annonce, puisque son anniversaire s’en venait à grands pas. On le sait : impossible de choisir le moment du surgissement du non-amour, ça arrive quand ça arrive.  J’avais moi-même organisé sa fête et lorsqu’est venu le temps de lui annoncer la rupture, quelques jours après son anniversaire, A. s’est rendu compte, sans que je ne lui en fasse l’aveu, par une intuition sortie je-ne-sais-d’où, que j’avais décidé de rompre avec elle bien avant ce soir-là. Elle m’a regardé sans rien dire, pour que je confirme son pressentiment; mon silence fut éloquent. Elle s’était alors mise à pleurer davantage et par pudeur, je ne lui ai pas demandé pourquoi ça l’attristait encore plus. A. avait d’immenses yeux bleus et ce soir-là, ils en étaient devenus mauves, injectés de sang à force de pleurer si longtemps. C’est cette image de ses grands yeux mauves qui cristallise pour moi ce moment de rupture.)

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J’ai aussi passé en revue les fois — tout aussi nombreuses — où on m’a largué et je dois avouer qu’à part celle où N. m’a annoncé qu’elle me quittait par texto, après notre quatrième fracassante rupture en quatre mois, les femmes de ma vie ont été plutôt élégantes.

Bon. Trêve de confidences.

Après être sorti de ma réflexion, je me suis souvenu — j’y reviens donc, après ce long détour — de Pennac et de ses droits du lecteur. Je me suis demandé si le spectateur avait lui aussi des droits.

Et j’ai conclu que oui.

Oui, un spectateur a le droit, durant un spectacle, de laisser son esprit vagabonder.

J’avance même que c’est parce qu’un spectacle est de bonne tenue qu’il force l’esprit à vagabonder ainsi.

Tant qu’à y être, un deuxième axiome : un excellent spectacle donne envie de créer à son tour.

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Autre question que je me posais hier au Lion d’or (décidément) : dans une soirée de lecture, est-ce préférable que ce soit l’auteure ou l’auteur qui lise son propre texte, ou bien une comédienne ou un comédien invité qui prendra le temps de s’approprier l’œuvre pour en livrer une interprétation plus « professionnelle » ?

La veille, à la Levée d’écrou, j’avais particulièrement apprécié le fait que les poétesses et poètes lisaient eux-mêmes leurs poèmes. Le côté polyphonique de l’ensemble — on comptait une douzaine de lectrices et lecteurs sur scène — m’avait ravi. J’avais l’impression d’avoir devant moi une brochette de personnages colorés, chacun avec ses particularités; hier, seuls trois lecteurs pour une dizaine d’auteurs. Probablement contaminé par ma soirée de la veille à l’Écrou, je trouvais hier que les textes perdaient de leur singularité, de leur souffle propre, en étant interprétés par les mêmes personnes, les mêmes inflexions de voix, les mêmes rythmes de lecture.

Texte lu par son auteure ou son auteur : 1

Texte lu par comédien professionnel : 0

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Ce score a tenu jusqu’à la lecture, par Denis Bernard, du texte écrit par le comédien et dramaturge Steve Gagnon. Bernard s’est avancé au micro et avant même qu’il ne dise un seul mot, un personnage, dont on entendait la bruyante respiration saccadée, était devant nous, le comédien s’étant totalement effacé derrière sa créature. Puis, à bout de souffle, presque au bord de l’hyperventilation, porté par les mots fiévreux de Gagnon — ceux d’un amoureux transi qui promet à son aimée de lui faire un magnifique jardin au printemps si elle le daigne le supporter pendant la saison froide (je résume grossièrement, je m’en excuse) —, Bernard a défilé d’une traite plusieurs pages de texte, haletant, exalté, tout aussi fébrile que son personnage. Assis à la table du fond, j’ai fermé les yeux, comme si je voulais encore plus détacher le personnage du visage du comédien que je connais bien, et je me suis laissé emporter par l’envoûtant flot de mots. Il y avait une musique qui courait dans ce texte, un incandescent broken beat, et Bernard en a brillamment décodé la partition.

La salle a réservé sa plus chaleureuse salve d’applaudissements de la soirée au comédien, après cette lecture habitée.

Texte lu par son auteure ou son auteur : 1

Texte lu par comédien professionnel : 1

Match nul !

 

Extrait du texte Fracas de Steve Gagnon

 

et je te jure mon bel amour

j’ai toujours eu peur de promettre quelque chose mais

aujourd’hui je jure qu’au printemps prochain je te prendrai par

le bras et tu m’apprendras à semer les fleurs et les légumes

je me pencherai au-dessus du jardin et tu m’enseigneras à

trouer la terre pour semer les fleurs et les légumes

ma chérie accroche-moi à toi quelques semaines encore

et l’été qui s’en vient

mon bel amour

l’été qui s’en vient je te ferai pousser des choses magnifiques

au milieu de la cour

les courges seront énormes

je sais comment tu aimes les courges

tu m’enseigneras à les couper en deux et à nettoyer l’intérieur

et la peau lentement

le jardin m’appartiendra

n’est-ce pas

lentement

je ferai les courses pour cuisiner les gâteaux d’anniversaire

peut-être

oui peut-être nous accrocherons une petite roulotte ou quelque

chose derrière la voiture et nous irons dormir dans le bois

lentement oui je me ferai de moins en moins absent

mais aujourd’hui c’est novembre

aujourd’hui c’est novembre ma chérie et

et tu sais comment l’hiver est long et comment mon dieu

comment la noirceur d’après-midi me prend au coeur

hiberne-moi encore cette année et au printemps je jure ma

chérie

devant ton corps qui est si grand je jure

fais-moi passer de l’autre côté de l’année et je jure

regarde-moi

je jure qu’au printemps prochain

bottes de pluie

une pelle dans les mains

je ferai jaillir des paysages cachés pour enlacer ma longue

tristesse

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