Sartre a tort

« C’est ça, c’est bien ça. Il n’y a pas d’aventure – il n’y a pas de moments parfaits », que fait dire Sartre à son personnage Roquentin dans La Nausée, après que sa bien-aimée Anny lui eut expliqué que lors de leur premier baiser, sa robe s’étant relevée, elle s’était assise sur des chardons et que le moindre mouvement la faisait souffrir.

Eh bien, Sartre a tort : les moments parfaits existent. Je le sais, j’en ai vécu un hier. En fait, j’en ai vécu quatre.

 

Moment 1 

Quai des Brumes, rue Saint-Denis

Je me présente (en retard) au Quai des brumes pour le bingo littéraire Kwahiantonhk!Le concept est assez rigolo : à chaque boule (N33, G67, etc.) a été préalablement jumelé un texte écrit par un auteur des Premières Nations. Lorsqu’une boule est sélectionnée par le boulier, le texte qui lui est attitré est lu par l’un des auteurs invités : Marie-Andrée Gill, J.D. Kurtness, Jonathan Lamy et Guy Sioui-Durand, ou un volontaire du public. C’est donc à la fois un spectacle littéraire et une vraie gamede bingo, puisqu’avec une ligne ou une carte pleine, on gagne un livre.

Juste avant la pause, le concepteur et animateur-performeur du bingo, Louis-Karl Picard-Sioui, sélectionne trois boules — donc trois textes — et ordonne à la chanteuse-performeuse Andrée Lévesque-Sioui d’en choisir un, qu’elle devra lire/interpréter en improvisant une chanson sur la musique (improvisée elle aussi !) du musicien Marc Vallée. Ce genre d’exercice donne généralement des résultats au mieux mitigés; pas cette fois-ci : après trois minutes absolument délirantes, le public et le chœur des auteurs invités reprenaient à l’unisson le refrain inventé par la chanteuse (Capteur de rêve, capteur de rêve, capteur de rêêêêêêêve…).

Éloïse et Louise, de l’équipe du FIL, et moi, on se regarde en se demandant ce qui vient de se passer, incrédules.

P.-S. J’ai été soufflé par la force brute des textes lus hier soir. Je m’en veux de ne pas connaître la littérature des Premières Nations. Je vais m’y mettre. N’hésitez pas à me suggérer des bouquins.

Moment 2 

Frites Alors !, rue Rachel E.

Entre le bingo et Barba Corsini, le prochain spectacle que je dois couvrir à titre de blogueur du FIL : quarante-cinq minutes chrono. Pas assez de temps pour retourner souper à la maison, donc. Je cherche quoi manger, ce qui me ferait le plus plaisir, le comfort foodidéal. Je décide de me payer la traite et d’aller déguster un hamburger Frites Alors ! avec fromage, accompagné d’une frite et d’une sauce aïoli, à la succursale Rachel. J’ai découvert ce burger il y a exactement vingt-deux ans, peu après mon arrivée dans l’Ile. Pas la peine de regarder le menu : dès que la serveuse dépose le napperon devant moi, je commande monburger, comme je le fais systématiquement depuis ma première visite, en 2006.

Je m’assois au bar, à la même place qu’à l’époque où ce resto était presque ma deuxième maison — comme je ne connaissais pas beaucoup de gens en arrivant à Montréal, une fois par semaine, j’allais discuter avec les plongeurs, et surtout les serveuses (allô Claudia !), après le boulot.

Je vais me chercher le cahier D du Devoir à la caisse en attendant (le service est toujours lent là-bas, ça n’a pas changé en plus de vingt ans), j’y découvre d’excellents articles sur des artistes du FIL, je lis notamment une entrevue de Sylvain Cormier avec Thomas Hellman; je suis content de voir que La disparition des lucioles a une bonne critique, je me dis que je vais aller le voir avec ma fille au Beaubien après le FIL.

Puis arrive mon burger. Dès la première bouchée, c’est le ravissement total. Il goûte exactement ce qu’il doit goûter : le ciel. Un pain ciabatta, une galette de bœuf parfaitement grillée, des oignons frits, un savant mélange de bacon, de poivrons rouges et de champignons, de la mayo et quelques feuilles de mesclun :that’s it. La recette du bonheur, les amis, c’est ça.

Je suis prêt à en débattre, on ouvre les lignes : c’est le meilleur burger à Montréal. Et j’en ai quand même goûté quelques-uns.

P.-S. Je mens quelque peu : le moment aurait été pleinement parfait si les frites avaient été un peu plus… frites, justement. Croustillantes à l’extérieur, tendres à l’intérieur. Je n’ai pas commandé des cuites, mais des frites, tabarnouche ! C’est un vilain défaut qui est malheureusement beaucoup trop répandu chez nos manieurs de paniers à frites… Mais je m’égare.

Moment 3 

Usine C

Je m’assois dans la deuxième rangée de la Petite Salle de l’Usine C, tout juste à côté de la grande manitoue du FIL, Michelle Corbeil. Tout près de la scène, je serai ainsi bien placé pour prendre des photos du duo composé du poète Eduard Escoffet et du musicien électronique Pope. Avec leur projet Barba Corsini, les comparses explorent la dynamique entre la voix et l’électronique, à mi-chemin entre le spoken word, la poésie sonore, le dub et le bruitage. Les gars terminent leur tournée des Amériques à Montréal, après avoir notamment donné des représentations au Mexique, au Chili et en Colombie.

Le spectacle débute, les musiciens sont pratiquement dans le noir ! Et mes photos, bordel !? Or, voilà qu’aux trois-quarts du show, Escoffet met une lampe frontale sur sa tête et s’en sert pour illuminer le texte qu’il s’apprête à lire : vite, ma 24-70mm ! Clic ! En appuyant sur le déclencheur, je saisque j’ai ma shot. Ah ! la satisfaction d’avoir une bonne photo dans son boîtier…

barba5

Moment 4 

Lion d’or

C’est la Levée d’écrou 2018 au Lion d’or. J’arrive (une fois de plus) en retard, les deux spectacles de ma soirée se chevauchant. Le Lion est plein, la foule est bruyante. La douzaine de poètes sur scène nous époustoufle, encore une fois cette année. Je suis encore sur le cul. Quelle belle écurie ils ont montée, Carl Bessetteet Jean Sébastien Larouche ! On rit, on crie, on hoche la tête à l’audition d’un vers particulièrement bien tourné…

À la pause, je passe à la table de vente pour dire à Jean Sébastien que c’est ce soir que je vais honorer ma promesse d’acheter tous les titres de la maison. Comme on dit, faut que les bottines suivent les babines. Il me répond : « Mon esti d’fucker, c’est à soir que tu fais ça, alors que j’ai juste apporté un ou deux exemplaires de chaque titre ! Tabarn… »

Après le spectacle, je descends dans la loge avec mes trois dizaines de recueils, que je distribue aux poètes pour une orgie de dédicaces. Ils sont touchés par mon achat de groupe — et moi aussi, ça me touche de les voir ravis. Il y a une atmosphère de fête dans le local.

En quittant le Lion d’or, j’ai ces mots de Gaston Miron en tête : « Il y a une fonction sociale de la poésie qui consiste à apprendre à ne pas avoir peur de ses émotions. »

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