DE GENÈVE À MONTRÉAL

Stanley PÉAN / Max LOBE

Genève, le 24 octobre 2016  – de Max à Stanley

Cher Stanley,

Voici bientôt un mois que je suis parti de Montréal. Un mois que je suis rentré à Genève après cet excellent séjour à Montréal dans le cadre du FIL. Mon silence? Comment l’expliquer. Ce serait trop long à dire ici tant il y a des choses à raconter. Mais disons que des soucis familiaux, et personnels (dont une grosse crève qui m’a cimenté dans mon lit pendant plus d’une semaine) en sont la cause. Je tousse encore beaucoup pendant que je t’écris ce mot. Peut-être devrais-tu tenir ces feuilles avec des gants. 😉

Depuis ma fenêtre qui donne sur la rue Gismondi, à deux pas de la fameuse rue de Berne, titre de mon premier roman, c’est le même spectacle. C’est un décor auquel je me suis habitué depuis longtemps : des filles, des putes (au Cameroun, on dit des pimentières. Une pimentière vend son piment, hein, dans une pimenterie). Il y a donc beaucoup de pimentières à l’horizon. Mais elles viennent surtout de l’Europe de l’Est, de la péninsule ibérique (notamment, l’Espagne, avec plusieurs latinos qui y ont pris la nationalité ces dernières années).

Il y a aussi les dealers. Mes frères. Lol! Tu sais tous les Noirs s’appellent entre eux «mon frère». Ils me disent : « Hello rasta, what’s up? » Je leur rends le sourire tout en ayant une satisfaction, un soulagement caché, de ne pas être comme eux. Leur souffrance (dois-je le souligner) est palpable. Ils savent que ce pays ne leur ouvrira jamais ses portes. Ils vivotent. Ils dealent. Weed, Extasy, Méphédrone, cocaïne, MDMA, etc. C’est la grande pharmacie en bas de chez moi. Il suffit de prendre un ascenseur et voilà qu’on est servi en toute discrétion. Avec l’hiver qui pointe son nez, je commence, comme d’habitude, à me faire du souci pour mes «frères» et pour les pimentières qui devront attendre leurs clients sous le froid. Heureuses sont celles qui ont la chance d’être derrière des vitrines. Au moins là, je pense, elles sont au chaud. C’est étrange, cher Stanley, je n’ai pas vu une seule pimentière dans les rues de Montréal pendant mon séjour. Normal?

Je ne veux pas faire long, mais je ne pourrai pas terminer cette missive sans te parler de cet accident ferroviaire qui a coûté la vie à plus de septante personnes le week-end dernier au Cameroun. As-tu vu cette information? Cela me brise le cœur. Les deux dernières fois que je me suis rendu au Cameroun, j’ai utilisé aussi bien l’axe-lourd Douala-Yaoundé (axe très, très utilisé non seulement au Cameroun, mais par beaucoup d’autres pays enclavés de la sous-région. Je pense notamment à la République Centrafricaine qui, elle, n’est toujours pas sortie de son cauchemar anti-Baleka contre Séléka. Toute une histoire!)

Je disais donc que cet accident me brise le cœur, surtout quand je pense qu’il s’est produit en l’absence de notre papa-président qui, lui, se la coulait douce ici même en Suisse, à Genève, à l’Hôtel Intercontinental depuis plus d’un mois. Une honte! Je me demande comment ce pays fait pour échapper aux coups d’État avec un président résident quasi permanent de Genève. Incroyable, non? Puis les Suisses, mes amis genevois qui ferment les yeux. Ils attendent la mort de notre papa-président pour alors crier à la surprise, le visage débordant de sincérité : « Ah! Oh! On ne savait pas que c’était un dictateur! »

Ah la vie! Cette vie me dépasse. Je m’arrête là. Donne-moi de tes news montréalaises!

Toutes mes plus belles salutations genevoises.

Max Lobe

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Montréal, le 21 janvier 2017 – de Stanley à Max

Mon cher Max,

J’ai beaucoup tardé à te répondre et t’en demande pardon. Inutile pour moi d’égrener un chapelet d’excuses les unes plus oiseuses que les autres. L’important, c’est de reprendre le « fil », si tu me permets cette allusion à l’acronyme du Festival dans le cadre duquel nous avons fait connaissance à l’automne.

Montréal est blanche, entièrement abandonnée à l’hiver. Je ne me souviens plus si tu lui as déjà connue ce visage, si tu as déjà fait l’expérience de cette saison chez nous. Personnellement, je n’aime guère l’hiver ici et trouve Montréal tellement dysfonctionnelle lorsque s’abat sur elle une tempête. En même temps, ayant passé ma jeunesse dans une région plus au nord du Québec, le Saguenay Lac Saint-Jean où mes parents s’étaient établis après avoir quitté Haïti, alors que je n’étais encore qu’un nourrisson, je sais que l’hiver peut être tellement plus froid, venteux et sauvage qu’à Montréal. Suffit-il donc que je l’écrive pour que ressurgissent des souvenirs frigorifiés : mon défunt père, incapable de redémarrer sa voiture au sortir de la Messe de minuit, un soir de Noël durant mon adolescence où le mercure était descendu à 50 degrés sous zéro? Et nous tous, congelés, qui attendions une remorqueuse pour l’auto et un taxi pour rentrer.

La température est littéralement une préoccupation nationale au Québec. Et en cela, bien que natif de Port-au-Prince, je suis bel et bien Québécois. Je n’ai pas choisi la ville de Jonquière où j’ai fait mon apprentissage de la vie, où je suis devenu un homme comme on dit (malgré la vacuité de la formule). Gavé de bandes dessinées de superhéros, de téléséries américaines qui toutes avaient pour théâtre les grandes métropoles des États-Unis, j’ai rêvé toute ma jeunesse de décors urbains, de gratte-ciel, de grands boulevards à quatre, six voies. Je n’ai pas choisi la région du Saguenay, mais j’ai aimé tout de suite Montréal, dès nos premiers séjours en famille dans le grand appartement de ma sœur qui s’était installée dans le quartier multiculturel de Côte-des-Neiges sitôt diplômée de l’Université d’Ottawa.

Tout au long de mes études universitaires dans « l’autre capitale », à l’Université Laval à Québec, où je m’étais inscrit par amour pour une fille que je n’ai jamais conquise, je fréquentais en dilettante Montréal, où j’ai fini par m’établir à mon tour il y a vingt ans cette année, sans pour autant jamais renoncer à Québec où j’ai finalement pris femme, où je suis devenu père. Encore aujourd’hui, je fais l’aller-retour hebdomadaire, pour m’occuper de la progéniture. Mais je sais que mon corps, mon cœur et mon âme ont choisi Montréal.

Camus prétendait que ce sont souvent des amours secrètes qu’on partage avec une ville. Je n’ai pour ma part jamais caché mes préférences pour ces cités dont je me suis épris au fil de mes cinquante années en ce monde : effervescente Paris, qui m’a ébloui dès le premier voyage et où pourtant je n’oserais jamais m’installer; Nice, ouverte sur la Méditerranée qui m’a tant fait rêver; vertigineuse Chicago, métropole de rêve pour celui qui autrefois envisageait une carrière d’architecte, théâtre d’une véritable lune-de-miel avec un autre de mes amours perdus.

Et puis Montréal, la ville de mon quotidien, taxi, boulot, dodo.

Montréal qui ne m’a vu devenir ni un homme, ni père. Mais où l’essentiel de ma vie professionnelle, comme animateur de radio, comme journaliste, comme écrivain, se décline depuis 1997.

Dans ta missive, tu t’étonnes de n’avoir pas croisé de prostituées (de pimentières, selon l’expression savoureuse que tu m’as apprise) dans les rues de Montréal, l’automne dernier. Ce qui ne veut pas dire que le présumé plus vieux métier du monde ne soit pas pratiqué ici. À ce qu’on raconte, aux moments des Jeux Olympiques de 1976, le maire de Montréal Jean Drapeau – grand défenseur de la moralité publique – avait fait chasser du centre-ville et même fait emprisonner itinérants et prostituées pour présenter aux athlètes et aux médias venus des quatre coins du monde un visage respectable.

J’ai habité autrefois des quartiers bien plus « chauds » que celui où je demeure depuis maintenant douze ans, peuplés de représentants de cette faune que tu évoques : putains et vendeurs de drogues, junkies et sans abris. Je ne les vois guère sur la rue Maguire, dans le Mile-End, immortalisé autrefois par le romancier anglo-canadien Mordechai Richler. Autrefois, point de chute pour des générations d’immigrants qui avaient successivement choisi de s’établir à Montréal en attendant d’avoir les moyens de déménager, anxieux de quitter ce quartier associé à la pauvreté, le Mile-End est devenu au fil des vingt dernières années le haut-lieu d’une certaine «branchitude» : artistes visuels, musiciens de la scène alternative, artisans de l’industrie du jeu vidéo y ont élu domicile depuis les années 90.

Imagine, même le quartier général de notre bien-aimé Festival international de la littérature s’y trouve désormais, à un jet de pierre de chez moi, ce qui n’est pas pour me déplaire quand il me faut y aller pour signer des documents ou des chèques par un froid sibérien.

Tu vois, encore le climat, sujet de conversation récurrent.

Comme toi, je ne prolongerai pas inutilement ma lettre. Mais à tes réflexions sur votre « pape-président », je ferai écho en évoquant le clown narcissique dont l’accession à la Maison Blanche m’inquiète au plus haut point, à bien des niveaux. Son narcissisme, son machisme, son racisme et son homophobie latente ont de quoi faire redouter cette présidence. Et on peut craindre aussi pour la paix mondiale, l’environnement. Cela dit, une manchette récente dans les journaux locaux laisse entendre que le danger ne viendra pas uniquement de Washington : au Québec, un récent amendement à la Loi sur la qualité de l’environnement proposé par le ministre responsable de ce dossier a consacré le droit de veto des industriels sur la divulgation d’informations techniques rattachées à un certificat d’autorisation environnementale, dès lors qu’elles peuvent être qualifiées de «confidentielles». En d’autres termes, carte blanche aux pollueurs de tout acabit et aucune imputabilité.

Et après, on se demande pourquoi je bois.

Je te laisse là-dessus. Récris-moi quand tu peux.

Amicalement,

Stanley Péan

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Saint-Hubert, le 8 mars 2017 – de Stanley à Max

Très cher Max,

Comment vas-tu? Ton silence m’inquiète un peu, surtout que dans ta première lettre tu me confiais avoir eu des petits ennuis de santé. Je te sais jeune, t’imagine plutôt vigoureux, alors je devine que tu ne saurais te laisser abattre. Mais tout de même.

Je t’écris en fin de soirée dans la petite chambre d’un motel miteux de la banlieue sud de Montréal. Depuis quelques années, pour éviter de me taper une course en taxi trop onéreuse au milieu des embouteillages de l’aube, j’ai pris l’habitude de séjourner ici à la veille de ce traditionnel départ pour le Saguenay où je prends annuellement part au dévoilement la programmation du Festival Jazz et Blues dont je suis le porte-parole officiel. (L’équipe, là-bas, m’attribue avec humour le titre d’ambassadeur, mais ne nous emballons pas trop.) L’avantage de dormir ici, le seul avantage, c’est de m’éveiller au matin du départ à un jet de pierre du petit aéroport (de brousse) Saint-Hubert d’où je m’envolerai vers celui de Bagotville, dans la région de mon enfance. D’ordinaire, j’officie à la conférence de presse en matinée, passe l’après-midi à bosser à l’hôtel Chicoutimi puis vais serrer des mains, en digne ambassadeur au cocktail bénéfice du Festival avant de souper avec les membres du comité directeur. Demain, ce sera différent : je devrai reprendre la route à 13h00 avec un bénévole chargé de me conduire à Sherbrooke (cinq heures en auto!), où j’ai promis de me joindre à quelques collègues écrivaines et écrivains qui liront de leurs œuvres avec accompagnement musical à l’occasion d’un cabaret littéraire.

De Montréal à Saguenay en avion, de Saguenay à Sherbrooke en auto le même, de Sherbrooke à Québec où je passerai le week-end en autocar le lendemain : j’aurai en un peu plus de quarante-huit heures parcouru 1200 kilomètres et visité quatre des principales régions de la province. Comment ne pas songer à ma défunte mère qui m’avait surnommé ironiquement la « Madone des autocars et des avions », à une époque où les invitations à divers salons du livre québécois ou à l’étranger m’obligeaient à voyager encore plus qu’aujourd’hui. Il faut dire aussi que depuis le temps, j’ai appris à dire « non » à l’occasion.

Cela dit, j’étais récemment à Chicago, la ville étasunienne que j’aime le plus parmi celles que j’ai visitées, à l’invitation du chapitre local de l’Alliance française. En l’occurrence, c’est une écrivaine québécoise expatriée dans la Ville des vents qui m’a convié à un week-end là-bas, prenant prétexte de la présence de mon vieux pote haïtiano-québécois Dany Laferrière (Prix Médicis et désormais membre de l’Académie française) qui entreprend une tournée de conférences dans l’Illinois. J’ignore si tu connais Dany, si tu as fréquenté son œuvre imposante et importante. Journaliste et chroniqueur qui avait fui Port-au-Prince vers Montréal il y a quarante ans pour éviter d’être assassiné comme la presque totalité de ses collègues du Petit Samedi Soir, un journal d’opposition à Baby Doc, Dany a été révélé au lectorat québécois par son premier roman au ton humoristique et au titre en forme de boutade, Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, best-seller qui a inspiré un film (plutôt moyen) avec l’Ivoirien Isaac De Bankolé dans le rôle principal.

Cela vaut sans doute la peine de le rappeler, au début des années 80, ce roman de Dany rompait avec une certaine littérature haïtienne de l’exil, toute entière vouée à l’évocation nostalgique de la mère-patrie ou au militantisme anti-duvaliériste. Dans cette suite de scènes de séduction entre le narrateur, un Noir francophone dont l’origine n’est pas précisée, et diverses anglo-montréalaises blanches issues de milieux bourgeois, Dany court-circuitait les attentes de la critique et donnait à voir un visage de Montréal jusqu’alors absent de la littérature québécoise. C’est un livre résolument urbain, d’une facture plus proche d’un certain roman étasunien qui a fait école. Sur certains plans, par sa légèreté et son humour, ce roman s’apparente à ta Trinité bantoue, qui décrit le quotidien pas toujours drôle des immigrés de fraîche date au pays des Helvètes. Dany et toi partagez la vivacité du coup de plume et une propension à la caricature, mais une caricature dénuée de méchanceté.

À mon émergence sur la scène littéraire québécoise, la presse d’ici m’a souvent comparé à Dany, plutôt qu’à des auteurs haïtiens qui me semblaient avoir eu un impact plus important sur mon écriture (Jacques Stephen Alexis, René Depestre, Émile Ollivier, Anthony Phelps). Le rapprochement, je l’avoue, m’agaçait un peu et je l’estimais davantage dû à l’omniprésence de Dany dans les médias québécois et à notre patrie commune qu’à une réelle parenté thématique ou stylistique. Plus tard, il m’a bien fallu admettre qu’il avait véritablement ouvert la voie pour moi, dont les nouvelles et les romans mêlant allègrement polar, fantastique et science-fiction se déroulaient dans cette Montréal moderne, multi-ethnique, multiculturelle que Dany avait campée avec verve et aplomb, d’une manière inédite tant chez les auteurs québécois que chez les expatriés haïtiano-québécois.

J’ai retrouvé Dany et sa femme Maggie avec le plaisir coutumier, pendant le week-end qui précédait la Saint-Valentin. Malgré les prix, les distinctions, la gloire internationale désormais sienne, mon vieux pote a gardé la chaleur, la simplicité et le franc-parler que je lui ai toujours connus. Je glisse sur son érudition littéraire, toujours aussi impressionnante, qui a régalé les francophones et francophiles de Chicago lors des activités auxquelles j’ai assisté. Pour ma part, je m’étais engagé à écrire un papier pour le quotidien montréalais Le Devoir, sur l’héritage français de cette ville fondée par Jean-Baptiste Pointe du Sable, un mulâtre originaire de Saint-Domingue (Haïti, du temps du régime français), et sur le point d’être conquise par le premier écrivain du Québec et d’Haïti admis à l’Académie française. Mon article paraît d’ailleurs ce week-end et si ça t’intéresse, tu peux le lire sur le site web du journal à l’adresse www.ledevoir.com; et tu peux aussi en suivre la genèse sur mon blogue,  www.stanleypean.com.

Arpenter seul ou avec les divers guides sollicités par l’Alliance française les rues du Loop, le centre-ville de Chicago, je t’avouerai, m’a rendu un brin mélancolique de mon premier voyage là-bas, avec une femme que j’ai beaucoup trop aimée pour mon propre bien. Je n’insiste pas, sinon pour dire que même s’il s’estime tout à fait cartésien l’auteur de fantastique que je suis croit tout à fait aux spectres, aux lieux hantés, qui n’ont rien à voir avec les fantasmagories d’un Edgar Allan Poe. Pour citer Marie du Deffand, femme de lettres du XVIIIe, « je ne crois pas aux fantômes, mais j’en ai peur ».

Curieux que les rues de Montréal, où j’ai vécu, où je vis toujours des moments tout aussi intenses, tout aussi marquants ne m’aient jamais fait pareil effet. Elles me parlent, ces rues, me racontent mon histoire comme de celles de mes concitoyens, elles me font rager quand on ne peut y circuler prestement à cause des embouteillages, des tempêtes de neige, des sempiternels travaux de réfection ou tout simplement des trop nombreux nids de poule. Ces rues m’inspirent des nouvelles, des scénarios, des romans. Mais rarement m’ont-elles ému comme mes déambulations à Chicago.

Sans doute est-ce pareil pour toi, qui décris si bien le Genève que tu as choisi d’habiter, comme homme et comme écrivain, de la même manière que moi Montréal.

Je m’arrête ici, parce qu’il le faut bien.

Donne-moi de tes news genevoises quand tu auras une minute.

Et surtout, prends soin de toi.

Stanley

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Genève, le 24 avril 2017 – de Max à Stanley

Cher Stanley,

Il est bientôt minuit et je n’ai même pas vu le temps passer. Je me suis laissé emporter par mes dernières lectures pour le Salon du livre de Genève qui commence demain. Je me réjouis d’ores et déjà de t’y revoir. Je ne sais pas si ce sera la première fois, pour toi, à Genève… mais tu verras, rien à voir avec Montréal. La ville du bout du Lac Léman, la Rome protestante est une toute petite ville, mais très dense, riche de mille nationalités venues des quatre coins du monde. Est-ce exagérer que de dire que Genève est la capitale diplomatique mondiale ? Je ne crois pas.

J’aurais tellement voulu te raconter mon quotidien dans cette ville que j’aime de plus en plus, de jour en jour…

Je n’oublie jamais d’où je viens, mon enfance, mon adolescence, la musique, les fruits, les mangues, la danse, la joie, la chaleur, le bruit de la pluie qui crépite sur les tôles ondulées, le rire strident des colporteuses, beaucoup d’éclats de rires. Tu vois ? C’est le stéréotype même de l’Afrique pour un Occidental : soit il voit la misère, soit alors il voit l’euphorie et l’insouciance totale. Les deux états d’esprit ne s’excluent pas mutuellement. Non, pas forcément ! On peut être misérable et rire, pleurer de rire de sa misère. On peut être mélancolique à s’en bidonner. Mes derniers voyages au Cameroun ont été un choc. Je ne le perçois que maintenant. Là-bas, on vit. Comme ils disent : “la vie, c’est un seul tour!”. Alors il faut en profiter. Ils en profitent au max. Mais tout cela à quel prix ? On s’amuse (entertainment) comme des diablotins dans une fosse. On se réjouit presque de sa situation, misérable ou pas. On peut tuer pour moins d’un dollar comme on peut se réjouir à mourir de voir son fils devenir prêtre ou plutôt pasteur d’église éveillée… Ah je me perds !

Revenons à Genève, ma désormais bien aimée Genève. Ces derniers temps, elle est… disons, secouée, ou plutôt marquée, animée par les élections présidentielles de ses voisins Français. Macron contre Le Pen. Je n’aimerais tellement pas être à leur place. Quel choix faire ? Eux seuls seront maîtres de leur destin et décideront. Je m’amuse de temps en temps à me moquer de mes amis Français… C’est de bonne guerre, qu’on soit d’accord…

Ce qui me choque le plus dans tout cela, c’est le manque de débats de fond. Le vide est vertigineux. Mais où vit-on?! Les médias y jouent un drôle de rôle ! Depuis ma petite Genève, un tel spectacle est inimaginable ! Ici le peuple est client. Et tu le sais, le client est roi. À la fin des fins, c’est lui qui a le dernier mot et tout le monde se plie à sa volonté.

Pour moi qui viens d’un pays dont les dirigeants ne savent même pas le nombre d’habitants, je te jure que la dictature de la majorité démocratique me séduit beaucoup. 50,1 % et le débat est clos. Le peuple a voté. Les parlementaires de milice (donc non professionnels) peuvent réajuster, moduler, peut-être même changer, mais « jamais » ils n’iront contre l’esprit du vote du peuple.

Tu me diras, Pass auf ! Fais attention, tu deviens populiste. Oh ! Je me vois déjà rigoler. J’ai comme l’impression qu’aujourd’hui, demander son avis aux gouvernés relève automatiquement du fascisme. À ce propos, le fascisme, je viens de lire un tout petit discours de Umberto Ecco, Reconnaître le fascisme, Ed. Grasset. Petit livre très édifiant. Je le conseillerais volontiers à tous ceux qui voient le fascisme partout et surtout dès qu’on parle du peuple.

Est-ce que tu sais qu’une nouvelle traite négrière est en train de se faire en Libye? Ces hommes et femmes vendus, où partent-ils? Où les emporte-t-on? En Afrique? Mon rire est jaune. Tout ce temps passé, tous ces siècles de lutte, tous ces combats pour peut-être revenir à la case départ?…

Je vais me coucher.

Au plaisir de te rencontrer très prochainement !

Hugs,

Max

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Correspondance Stanley Péan – Max Lobe, tandems littéraires « De Montréal à Genève »
Un projet de la Fondation pour l’Ecrit du Salon du livre et de la presse de Genève et Du Festival international de la littérature de Montréal (FIL)