Regards croisés Québec-Haïti
Correspondance entre Laure Morali et James Noël
James, tu es là ?
Le cœur voyage plus vite que la lumière. Ces mots sauront te rejoindre en un clic. S’écrire prend un sens sacré.
Tu as grandi à Hinche, Haïti. Tu me lis à Veules-les-Roses, Normandie. J’ai grandi à Saint-Jacut-de-la-mer, Bretagne. Je te lirai à Montréal, Québec. On a bien switché de continent.
L’amitié qui n’attend rien en retour a cela de fluide qu’elle se laisse glisser sur les contours du globe avec la grâce des grues.
Laure
Chère Laure, je suis bien là.
Accepte ma réponse-bateau en ces temps de naufrage des certitudes : Pandémie, Chaos en Afghanistan, Séismes en Haïti, Grand-feu au Canada, Inondation en Europe. Accepte ma réponse-bateau. Nou la, comme on dit en créole !
Ton visage, en papillon, me visitait en juillet dernier à Ouessant, dans ta Bretagne natale. Le papillon, c’est ce qu’on a dans le ventre quand on est amoureux. Qui a confié à un insecte la charge de voler au secours de nos angoisses ? J’ignore en fait pourquoi je te parle de papillon, surtout après avoir énuméré des horreurs. Nous avons besoin de légèreté plus que jamais, survoler en bulles d’air parmi tant de bulldozers. Bisous légers ma Laure.
James
Cher James,
Nous avons une île en commun, un cercle de roche dans lequel le soleil s’arrache à la terre. Nous avons des amis en commun, des souvenirs, des Belle gueule et des Prestige, des moutons de laine pour nos enfants, des vertiges, le cœur trop plein, à en crier tellement… Je t’ai vu cet été à Ouessant, à l’ouest de l’Ouest, sous une pluie de phares. Tu attendais, au cœur du cromlech, le premier frisson de l’eau gonflant sous la force de la lumière. Une goutte de nous sait comment traverser l’univers. Suis-je venue te voir en papillon parmi les genêts avant l’aube, en empruntant le véhicule des transformations ?
Depuis quand sommes-nous si présents à notre route sur le fil du monde ? Une fois que nous nous serons rembobinés jusqu’à l’os, quelle joie pourra nous faire oublier la fragilité du vase de porcelaine dans lequel nous vivons ?
Je me souviens d’un soir où tu mettais la dernière touche à ton roman Belle merveille, dans une cour arrière de la rue Berri, à Montréal. Ce soir de septembre 2016, sous le mélèze, tu répétais « Pap pap pap, papillon ! » Ta légèreté en toute circonstance. Le regard assoiffé des petits princes perdus sur une planète trop grande. Montréal trop chaude et cet avion que tu ne pouvais pas prendre à cause de l’ouragan. Tu restais chez nous en attendant d’envoyer un manuscrit à Paris et de rentrer à Port-au-Prince. Tu as reçu des nouvelles de Port-Salut. La maison des Passagers des vents était tombée en miettes.
Il est proche l’avènement d’une île-monde. Ce vers de toi ne m’a jamais quittée. J’étais au sémaphore à Ouessant, face à l’océan plus noir que la nuit, quand j’ai lu Le sang visible du vitrier, ton recueil qui dit la hantise de ce tout ce qui fend, sépare, rejette, comme tous tes autres livres d’ailleurs (Poèmes à double tranchant, La Migration des murs, Des poings chauffés à blanc, Le pyromane adolescent, Brexit…). Tes poèmes cherchent à réparer les bris du monde.
J’ai lu ton texte « Aux blasés du malheur » paru fin août dans le journal le Monde et sur Mediapart. Merci de nous permettre de sortir de la sidération et de nous souvenir que certaines îles sont les miroirs du monde que nous portons en nous. Nou la. Dans le même bateau. Dans ta lettre-bateau. Tu mets ton sang à nu pour briser les miroirs qui ne reflètent plus grand chose quand notre conscience s’endort comme un vieux clou.
« Et surtout… n’oublie jamais qu’un être humain ce n’est pas seulement des bras, des jambes et des mains, c’est avant tout une intelligence. Je ne voudrais pas que tu laisses dormir ton intelligence. Quand on laisse dormir son intelligence, elle se rouille, comme un clou, et puis on est méchant sans le savoir… », écrivait Jacques Stephen Alexis à sa fille Florence. On retrouve cette lettre dans l’acte de résistance qu’est la revue IntranQu’îllités — un autre fruit de votre amour, à Pascale et toi. Cette phrase aussi m’accompagne pour garder le cap. Ne pas laisser se rouiller le cœur qui sait à quel point chaque vie est unique.
Sud d’Haïti. Septembre 2017. Un an après le passage de l’ouragan Matthew. Quatre ans avant le séisme du 14 août 2021. Après avoir longé la rivière Glace, je frissonne au conseil pressant d’un jeune homme dans la nuit des Cayes. Il me touche la joue comme un grand frère — lui qui pourrait être mon fils — me dit : « Sois vivante ! ».
Je t’embrasse,
Laure
Écris-moi encore…
Chère Laure,
Je me suis rendu compte que je ne t’ai même pas demandé de tes nouvelles dans mon précédent courrier. Honte à moi. Dis, comment la vie te traite dans cette ambiance barrée ? Moi, l’époque me rend presque bipolaire, je ne te cache pas. Parfois je suis triste, parfois trop heureux. C’est gênant. Mais t’inquiète, je n’ai pas perdu le sens de la fête. La joie me porte, le rêve demeure ma petite fenêtre ouverte à deux battants sur l’existence. Donne des nouvelles de ton fils Raphaël, il doit pousser comme c’est pas permis parmi les érables de Montréal. En passant, est-il amoureux ? Mes filles, je ne te raconte pas, elles me font la leçon toutes les heures. Décidément, si on veut être gâteux dans l’œuf, ouais poulette, fais des enfants ! bises.
James
Mon cher James,
Raphaël grandit et grandit. Il me dépasse bien sûr. Ses yeux en forme de libellules me rappellent de ne pas décevoir sa lucidité ancestrale. S’il est amoureux, il ne me le dira pas.
Te souviens-tu de la fois où, en Haïti, j’ai offert un petit mouton en laine de mouton de Ouessant à Léna ? Le doudou avait voyagé dans ma valise, depuis la Bretagne, par Montréal. Je lui ai apporté à Port-au-Prince. Ce jour-là, nous sommes montés à moto jusqu’à l’observatoire de Boutilliers, surplombant la ville de 1000 mètres. Cette vue m’a émue aux larmes. Deux poètes minuscules devant la ville offerte à la mer. La vie accrochée à la pente. Nou la.
On est comme les arbres finalement. On apprend la souplesse pour ne pas céder dans la tempête.
Je me souviens du soir où tu as reçu « la preuve par le miel ». Tu étais euphorique après avoir parlé à ta douce. Nous étions à Paris avec Rodney, chez Catherine. Tu n’arrivais pas à prononcer d’autres mots que ceux-ci, qui me paraissaient magiques dans leur mystère : « J’ai reçu la preuve, la preuve par le miel ! » Depuis, cette phrase est devenue notre leitmotiv. Quand on est dépassé par les événements, on invoque le miel avec la légèreté de ceux qui mettent des enfants au monde pour leur dessiner des moutons.
Est-ce que Romy aime les moutons comme Léna ? Peut-être aime-t-elle surtout les roses depuis que vous vivez à l’abri de leur nom.
Petit prince, les yeux longs aux cils retroussés, baskets turquoise aux pieds, je te revois dessiner des vagues avec les mains sous un amandier du Vert Galant. Tu me peignais le pays vert de ton enfance, le plateau central entouré d’une ceinture de collines. Une île de sources franches. « Une île entourée de terres, Hinche, l’un des derniers bastions des Tainos ». Ton regard s’est immobilisé. Tu m’as laissée admirer la source qui alimente ton cœur.
Prends bien soin de toi, mon James, par le miel, la seule réponse au chaos. Affection, toujours,
Laure
Chère Laure,
Je suis ravi que tu sois là. Moi, je suis ici maintenant. De retour de Paris après deux jours mouvementés. J’ai relu plusieurs fois ton message. Quelle émotion !
Tant de choses me reviennent, comme ce mouton que tu avais offert à Léna, elle ne voulait pas s’en séparer, ça devenait son animal fétiche. Gamine, elle n’aimait pas trop partager ses jouets avec d’autres. Aujourd’hui, à quelques mois de ses douze ans, elle a bien changé. Lorsqu’on lui parlait de toi, elle demandait, « c’est qui Laure ?
— Mais, celle qui t’a offert le mouton ! » Un grand sourire illuminait son visage.
Romy, sa cadette, est autant fascinée par les moutons, mais elle les préfère vivants, réels, si possible même dans son assiette. Elle a l’appétit de la vie, l’esprit pratique. Jouer avec les vrais animaux, s’adresser à des vraies personnes, c’est son truc.
Avec elle, on entend des choses qu’on ne trouve pas chez les philosophes.
Au moment où le débat sur l’homosexualité faisait rage par exemple, Romy nuançait : « Maman, je pense que je suis lesbienne puisque je m’aime beaucoup en tant que fille ».
T’entendre parler du silence de Raphaël, me fait un peu sourire. Raphaël est un garçon amoureux du silence. Cultiver son jardin secret est souvent le crédo des ados.
On n’écoute pas assez la voix adolescente, si incandescente en nous-mêmes, elle est notre feuille de chance, notre chanson, notre feuille de route.
Le silence de Raphaël n’est pas étranger à l’humeur de sa mère. Ma première rencontre avec toi s’est construite dans le silence. J’avais déjà lu ton recueil intitulé La Terre cet animal paru chez l’ami Rodney de la belle maison d’édition Mémoire d’Encrier.
Tu arrivais, comme une arme, chargée de silence. Je fermais les yeux pour me remémorer quelques vers de La Terre. Une rencontre, un silence merveilleusement habité.
Nos bouches sont des fruits qui montent.
Je constate sans nostalgie que ma grande amie silencieuse se met à parler.
Il est tard, je vais me coucher. C’était bon de te lire.
Des bises sans bruit.
James
Lettres échangées entre le 25 août et le 19 septembre 2021