REGARDS CROISÉS CATALOGNE -QUÉBEC
Correspondance entre Teresa Colom et Audrée Wilhelmy
Barcelone, le 4 août 2020
Chère Audrée,
C’est avec enthousiasme que je vous écris ce premier message pour me mettre en contact avec une auteure de votre qualité littéraire, émerveillée après avoir lu Les sangs et d’être sur le point de commencer la lecture de Blanc Résine.
(Mes sincères remerciements a Michelle Corbeil et au Festival international de la littérature (FIL) de Montréal, ainsi qu’à l’Institut Ramon Llull, sans lesquels cette prise de contact n’aurait pu avoir lieu.)
Je vous ai lue. Des textes qui auraient pu être créés en n’importe quel autre temps. Chaque jour, une dose d’une potion qui commence à faire son effet dès la première phrase et que je n’ai pas voulu cesser de consommer. Parfois, il m’arrive d’aller chercher votre photo et je la regarde comme, des fois, celle de Emily Dickinson ou celle de Virginia Woolf, et songe à aller prendre le thé chez elles (avec elles, bien sûr) ! Il y a des œuvres qui embellissent notre solitude pour la rendre plus libre. Quelqu’un nous a mis en contact, comme en nous sortant d’endroits et d’époques pour nous unir, puisque malgré le fait d’être contemporaines, aurions-nous pu nous rencontrer sans cette intervention?
« Vous avez vingt jours pour vous écrire deux messages » nous ont-ils dit. Il faut du temps, même pour un texte court, s’il doit être exposé aux regards des autres. Vous le savez bien. Vingt jours. Pourquoi autant de jours si la distance n’est pas une barrière, s’il suffit d’appuyer sur ENVOYER ? Ceux qui nous ont contactées savent ce qu’est le papier, le crayon, l’adresse et l’expéditeur écrits à la main sur une enveloppe que personne ne verra jamais puisque tout ça n’existera pas. Aussi, ils savaient que nous nous écririons avec les lignes de nos écritures, même en nous servant d’un clavier. Un échange épistolaire qui sera le témoin d’avoir existé en une même époque: Michelle, Julià, vous et moi.
Pourquoi nous ont-ils fait nous donner la main? C’est clair, puisqu’ils nous ont trouvé des affinités à partir de nos œuvres, comme ils nous l’ont d’ailleurs fait savoir. Aussi, car nous sommes toutes les deux des femmes?
Nous cherchons à exister et survivre avec des outils que nous apprenons à aiguiser. Si certains d’entre eux sont déjà en nous-mêmes …mais ce sujet, je le laisse à la science et à ceux qui ont les connaissances dont je ne dispose pas. Mais, une fois dehors, je ne doute pas que le monde a conditionné les outils et a permis de les aiguiser en fonction de notre sexe.
Il y a un atelier dans lequel nous tous y travaillons en différentes situations d’espace et de temps. Nous y coïncidions dans la solitude du travail. On sait que l’on ne s’est pas trompé d’atelier quand en regardant autour on ne voit aucun miroir.
À très bientôt,
Teresa
Montréal, le 5 août 2020
Chère Teresa,
Qu’il est singulier de recevoir votre message alors même que, depuis trois jours, je cherche les bons mots pour entamer cette correspondance. Vous les avez trouvés avant moi, et je me réjouis d’ainsi entreprendre cet échange épistolaire avec vous.
Bien plongée dans votre recueil de nouvelles Mademoiselle Keaton et autres créatures, entourées des Mme Clock, Caterina et autres merveilleuses figures de votre imaginaire, j’ai l’impression de vous connaître – de vous reconnaître – au moins un peu. Vous abordez le temps et le cycle de la vie d’une manière à la fois poétique et éminemment humaine, comme si le recours à des êtres décalés, en marge du réel, était finalement le meilleur chemin pour parler de ce qu’il y a de plus vrai en chacun de nous.
Peut-être est-ce là que nos deux plumes se rencontrent le plus naturellement : dans la construction d’un univers en marge du monde tel qu’il est. L’imaginaire ne vous semble-t-il pas la ligne la plus droite pour rejoindre votre lecteur? Tandis que je dévorais vos nouvelles, j’avais l’impression que vous m’entrainiez sur une voie inédite qui, par l’étrangeté de vos personnages et de leur destin, me forçait à repenser mon rapport à ma propre vie, en interrogeant le temps qui passe et les décisions que l’on prend sous un nouveau jour. J’aime que les livres soient comme des miroirs déformants et qu’ils nous forcent à prendre conscience d’aspect de soi que l’on n’avait pas remarqué avant de les voir amplifiés par la glace. J’ai retrouvé dans votre projet un fort écho à ce que je tente de faire moi-même en inventant des personnages qui ramènent le lecteur à ses pulsions et à son corps.
Tiens! Le rapport au corps, omniprésent chez vous comme chez moi, est un autre élément qui unit nos imaginaires. Vos personnages ont tous un corps qui les encombre et de drôles de symptômes qui modifient leur rapport à leur vie. Peut-être est-ce en cela que notre écriture est éminemment féminine? Pensez-vous que le rapport que nous entretenons, comme femme, à notre corps modifie la manière que nous avons de penser le texte, de transmettre les émotions et, plus largement, de les vivre?
Cette correspondance me réjouit, car elle aboutira à une rencontre réelle, sinon physique, au moins numérique, et ce sera un peu comme « prendre le thé », ce délice dont vous parlez si bien vous-même. Apprendre à vous connaître d’ici là me semble un immense privilège, et je suis bien reconnaissante à Michelle Corbeil, au FIL et à l’Institut Ramon Llull de rendre cela possible. Je ne doute pas que cette correspondance ouvre sur toutes sortes de réflexions riches et stimulantes.
En attendant de vous relire, je termine en saluant bien bas vos compétences linguistiques. Que vous soyez capable d’entretenir cette discussion en français, cela m’émerveille. On me demanderait de me prêter à l’exercice inverse, et de vous écrire en catalanl, que je serais bien en peine. Merci de vos prêter au jeu et de me donner ainsi accès à une partie de votre atelier.
Très chaleureusement,
Audrée
Barcelone, le 9 août 2020
Chère Audrée,
Je coïncide avec vos impressions. Quand, en tant que lecteurs, nous entrons dans une espèce de réalité parallèle, mais dans laquelle nous ne questionnons pas la vraisemblance des personnages parce que leurs réactions sont très humaines, nous acceptons aussi la vraisemblance de cette réalité.
Nous situons les personnages dans un contexte limite, presque impossible, et, de cette façon, nous réussissons, en creusant dans notre nature humaine, que chaque pelletée soit plus profonde et aussi que cela soit fait avec plus de facilité.
Nous sommes nus de préjudices, sans résistances, même avec plaisir. Notre côté obscur nous tient de façon hypnotique dans la lecture. Où, dans votre cas, les fantaisies restent au découvert dans un mélange effrayant de beauté et de fin inévitable. Le lecteur ne désire pas que les personnages se retournent contre leur impulsion de mourir ou de prendre la vie. Le lecteur se sent libre, se laisse aller. Et, comme créatrices, nous jouissons de cette même libération. Avec tous les enjeux que cela comporte.
Entre autres vertus de votre création, je suis impressionnée par la maîtrise avec laquelle vous décrivez les différentes femmes au moment de les présenter au début de chaque chapitre. Vous savez exactement avec quels éléments tisser —de certains détails de leurs habits à la façon de faire glisser leurs cheveux— pour que le lecteur visualise la physionomie et la personnalité de la femme. Il y a des descriptions que j’ai récupérées à nouveau pour les relire. Comme quand on prend un livre de poésie pour chercher un poème concret, un poème qui est déjà un monde en soi-même.
Afin d’exister dans ce monde le corps est notre support physique. Notre corps et notre condition féminine sont inséparables de nous.
Dans le corps de la femme coïncide la vie et la mort. La Vie : La nôtre et celle qui peut être engendrée. La Mort : La nôtre. Des fois liée à la volonté de mourir. D’autres fois, encore comme la conséquence de donner naissance à la vie engendrée.
Un corps fragile? Ou porteur d’une résistance et d’une volonté terrifiantes?
Si toutes les femmes de Les sangs se lèvent de leurs tombes avec leurs vices et leurs vertus, ne seraient-elles pas plus terrifiantes, redoutables, déroutantes, que l’homme qui, en de différentes circonstances, fut impliqué dans sa mort? Ne nous seraient-elles pas présentées avec une force qui nous provoquerait des frissons? Une force humaine, ça oui. Toujours humaine.
Nous ne savons pas toujours réussir à entrer dans l’atelier dans lequel nous travaillons. Mais une fois dedans, nous répétons le même mouvement jusqu’à l’épuisement, comme votre ballerine Abigaëlle Fay, pour que de l’effort ne soit vue que la beauté.
Je valorise beaucoup vos mots et ne mérite pas de telles révérences. Mon habileté à m’exprimer en français est restée dans mes années d’écoles, quand, de fait, je l’apprenais comme une matière de plus, étant donné que j’ai fait mes études en catalan et espagnol. Mais j’adorais cette langue et je regrette d’en avoir perdue la maîtrise. De là que, comme vous savez, j’ai demandé que la conversation en ligne que nous maintiendrons en septembre soit en catalan et en français.
Avec grande estime,
Teresa
Québec, le 18 août 2020
Chère Teresa,
C’est dans un drôle de désordre des jours, avec mes belles-filles à la maison et un brouhaha de vacances que je vous contacte aujourd’hui. Je m’excuse d’avoir tant tardé: je vous lisais, et vos textes transformaient le regard que je porte sur mon quotidien.
Saviez-vous que j’ai dans ma vie une grande fille de quatorze ans, polyhandicapée, qui ne parle pas, rit beaucoup, et se déplace comme une grande algue souple, sans tonus et comme ballottée par l’eau. Je vois en elle quelque chose de vos personnages, une sorte de détournement inattendu de l’humain, qui nous amène à voir la vie et son lent écoulement sous un tout autre jour.
De nombreux enfants partagent mon quotidien (surtout des adolescents), qui me font avancer dans la vie. Je vous en parle parce qu’en dépit du nombre d’enfants qui partagent ma vie, je n’en ai porté aucun, et pour toutes sortes de raisons médicales, je ne peux pas enfanter moi-même. Cela ouvre, j’imagine, à toutes sortes de possibles, et certainement à un rapport au corps différent, y compris dans l’écriture.
J’imagine que cela transforme mon rapport à l’écriture, et me permet de vivre et d’écrire libre de toutes contraintes de mon corps féminin: est-ce que c’est cette force qui transparait dans les femmes de Les sangs? Je ne sais pas. Mais assurément, les femmes de ce roman sont, à mon sens, infiniment plus fortes que l’homme qui se plie à leur volonté et, certes, leur arrache la vie, mais sans pour autant leur arracher quoi que ce soit de leur puissance.
Il me tarde vivement de discuter avec vous. En catalan ou en français: vos propos sont inspirants et ils ouvrent des portes inédites en moi.
Très chaleureusement,
Audrée
Barcelone, le 23 août 2020
Chère Audrée,
La situation compliquée due à la COVID rendait difficile ma venue à Montréal. L’organisation a cherché une forme alternative pour que je puisse y participer. « Avant votre rencontre virtuelle maintenez une brève correspondance par e-mail qui sera publiée comme étant une partie de votre participation au festival. Avec deux courriers chacune, cela suffira ». Deux courriers. Mais soudain et sans obligations, la commande a pris sa propre vie, se transformant en un vrai échange épistolaire, en une lettre écrite par nécessité de communication et non en une commande. Je ne connaissais aucune des circonstances de votre vie personnelle.
J’ai énormément envie de parler avec vous. Je ressens que cette rencontre ne restera pas comme une simple activité de plus liée à notre travail d’écrivaines.
À très bientôt.
Très chaleureusement,
Teresa
Québec, le 27 août 2020
Chère Teresa,
Deux missives, c’est si peu! Il y aurait tant à dire sur votre pratique et sur la mienne, sur les points de rencontre (cette construction d’un univers « juste à côté » du nôtre, ces personnages de femmes qui évoluent dans le monde selon leurs propres règles, ce jeu sur les temporalités du récit) entre nos romans et sur leurs divergences. Le simple fait d’écrire dans deux langues différentes, depuis deux cultures différentes, change tout dans le processus d’écriture. Saviez-vous que lorsque Les Sangs a été publié en Espagne il y a quelques années, il avait créé débat en raison du grand nombre d’homicides commis sur des femmes dans le pays au moment de la parution? Évidemment, depuis mon Québec d’origine où ce problème – bien qu’existant ici aussi – n’a pas du tout la même ampleur, je n’avais jamais considéré cet aspect du texte comme épineux avant que les journalistes espagnols me posent des questions à ce sujet. Il y a tant à dire sur les endroits où l’on vit. Même quand on invente des mondes imaginaires, ils sont toujours teintés de nos réalités respectives.
Il me tarde vivement de discuter avec vous. Je vous souhaite, d’ici là, le meilleur, et de l’inspiration à revendre.
Bien amicalement,
Audrée