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Correspondance entre Bwanga Pilipili et Rodney Saint-Éloi

Bruxelles, le 3 août 2020

Cher Rodney

Notre dernier échange date du 29 avril 2019
je m’inquiétai des inondations à Montréal et de l’état d’urgence
bien trop souvent la norme lorsque le Système masque son incurie
tu me rassuras sur ta santé et la géographie.

Et l’eau coula

Voici ce que j’écrivis le 3 juillet 2020 à Elisabeth, programmatrice littéraire à Passa Porta, lorsqu’elle m’a proposé cette correspondance.

Chère Elisabeth
Certaines invoquent le hasard ou une coïncidence
moi la synchrodestinée ou la synchronicité.
Jean Bofane m’a présenté Rodney Saint-Eloi l’année dernière
à la Foire du Livre, nous avons parlé poésie, volcans,
afroféminisme, décolonialité,théâtre, langues, luttes.
J’ai acheté quelques livres, il m’en a offert d’autres.
Nous nous sommes revus, lors d’un arpentage poétique.
J’accueille donc votre invitation avec joie et impatience!

Et pourtant en cette veille de 4 août 2020, alors que j’aurais voulu poursuivre notre conversation engagée à la Foire du livre, te parler d’Ecorchées Vivantes, La fille du baobab brûlé ou de Habiter le monde mais aussi de NoirEs sous Surveillance en cours de lecture, c’est de l’étreinte non, de la consolation qu’est ta Lettre à Jacques Roche, qu’il s’agit.
Tu avances que chacun d’entre nous devrait écrire à quelqu’un pour lui dire que, même assassinés, les amis sont chers.
Je te suis.
Demain, cela fera un an que Amani, la Paix en swahili, a arrêté de respirer. Ami, comme on le surnomme, se soustrait à nos yeux. Il me faut apprendre à vivre avec ce Membre manquant.
Je compose Dédeuil pour ne pas me noyer
Pour ne pas perdre pied, tête, appétit
J’ai écrit comme tu le souffles

Avant de partager avec toi ce qu’il en est, le lien avec notre correspondance.
Voici, ce qu’il fut :
1er janvier 2020
J’ai perdu mon Frère
La cruauté de la langue :
J’ai perdu mon frère.
On perd des clés, on râle, appelle un serrurier, ça coûte le prix de l’escapade, on rit.
On perd des cheveux, une pelade moins douloureuse que la chimio, ça repousse, on rit.
On perd même la tête, par faiblesse, par orgueil, par paresse, on vieillit, on rit.
Mais perdre un proche, un parent, un frère, un enfant.
Non, on n’en rit pas.
En tous cas, pas tout de suite.
Avec un peu de spiritualité, de fatalisme et de l’eau chaude, on essaye.
On ressort du cortex les imitations des invités, les adresses de resto, de dépannage, de prof, de boulangerie, de conseils séries, boulot, cœur, musique, lectures, sagesse.
On les égraine et on dresse la liste des premières.
Comme en amour mais dans la mort.
Le premier anniversaire sans Lui.
Son premier anniversaire sans Lui.
Les rentrées des enfants, d’abord les petits, puis les grandes.
Et les fêtes qui n’en sont pas vraiment mais le devenaient ensemble.
La cruauté de cette expression est dans sa légèreté.
Pauvre Bwanga, elle a perdu son frère.
Ah bon, où ?
Dans la Forêt ?
Sur le Lac ?
En service ?
Non, dans son lit !
On ne perd pas quelqu’un qui est dans son lit puisqu’il est dans son lit !
Et pourtant la langue française, non contente de t’obliger à ironiser.
Alors on entre dans l’an vingt perdue.
On ouvre les yeux le premier de l’an persuadée qu’on a rêvé
un sortilège shakespearien ou une rechute éthylique.
Le Vieux Pilipili n’est-il pas mort dans son lit ?
Oui
le 5/5/2005
Qui a bien pu raconter que la foudre ne s’abattait pas une seconde fois au même endroit ?*

Cher Rodney, mon frère était doux, intelligent, drôle, beau, un brin baratineur, aimait le rap, la littérature, l’Histoire bien qu’il n’ait jamais rendu son mémoire, la poésie, les enfants, l’élégance, Cuba, la justice, la famille, le Congo, le Kivu, les femmes. Enfant chétif, né à Lubumbashi. Aîné d’une fratrie de 5. Dans un pays au racisme systémique. Mon frère était policier.
Bwanga
*A quinze ans d’écart, Bwanga Pilipili a, brutalement, perdu son père et son grand frère.

Montréal, le 8 août 2020

Chère Pipirit,
J’ai commencé à t’écrire bien avant ta lettre.
Le 31 juillet, j’ai écrit ton nom.
Je t’ai appelée, dans mon cœur. J’ai cité ton nom : Pipirit.
Pipirit comme l’oiseau.
C’est comme ça que je t’appelle, dans ma tête, et dans mon cœur, Pipirit.
J’ai dû interrompre la lettre, j’ai appris une triste nouvelle : un ami vient de mourir au pays d’Ayiti. il s’appelle Anthony Pascal (Konpé Filo).
C’est un bel et grand homme qui rêvait du pays, de la justice et de la révolution. C’est un journaliste, un artiste, plein de fougues et de rêves, qui avait combattu la dictature de Duvalier. Il est un vrai dieu nègre. Je parle de lui au présent. Vois-tu, c’est pour qu’il reste vivant dans mes phrases. Il nous faut apprendre à laisser partir nos dieux et nos déesses. Nous devons apprendre à faire la paix avec la mort.
Avant tout, disons merci à Michelle Corbeil et au Festival international de la littérature. Et à Elisabeth Kovacs de Passa Porta de nous avoir mis en contact.
Je rêve souvent de Bruxelles, dans le confinement.
C’est là où la rumeur du virus a commencé pour moi. J’étais là-bas à la Foire du livre.
Car Bruxelles est notre ville. Nous nous sommes rencontrés là-bas.
Je me rappelle le visage et l’élégance de notre ami Jean Bofane, qui m’a dit que je ne pourrai plus mettre les pieds au pays si je ne te connais pas. Il nous a présentés. Puis, nous avons parlé de la maison d’édition Mémoire d’encrier, de Montréal, du théâtre, de ta vie de comédienne, naturellement du racisme, de ta fille, et aussi de mille et une choses. Un mois après, je suis revenu à Bruxelles, pour l’évènement de notre frère Dulia Lengema, « Les mots d’éditeurs », à Aboriginal Signature Estrangin, la première galerie spécialisée en art Aborigène d’Australie. Tu étais là, présente et ancrée en toi, dans cet espace si accueillant et si convivial, et tu lisais un extrait de Je suis la fille du baobab brûlé.
Il y a quelques continents entre nous
Il y a des tonnes de mots, et des milliers de rêves
Il y a une action décoloniale à mener ensemble pour déboulonner ces statues et visions qui ont fait de toi et de moi des esclaves, des gens de peu afin que nous ouvrions ensemble la porte pour entrer dans le cercle de l’humanité qui nous a été longtemps interdit, à nous et à nos frères et sœurs.
Je t’écris, et vois-tu, cela me rappelle que nous sommes vivants et debout.
J’ai retenu tout ce que tu m’as dit, à Bruxelles, concernant le théâtre, celui que tu rêves de jouer et de faire, et j’ai encore ta voix en moi, forte et féconde, qui parle du Congo, et de ces femmes-là, celles que tu as créées. De ta négritude. De ta puissance de femme noire. Je garde aussi en moi le visage de ta fille, ta fille qui s’en va et qui s’en vient dans les rues de Bruxelles, à qui on pose assurément la question qui fait peur « d’où vient-elle ? », elle qui est pourtant née dans ce pays. Elle apprendra à faire face aux regards circonspects, elle apprendra ainsi à décliner son identité, elle saura qu’elle n’est pas comme les autres, et qu’elle descend de toi, d’une autre histoire, et aussi, comme toi, de toutes ces femmes noires que tu appelles tous les soirs dans tes rêves.
Je me rappelle aussi ton père
Sa soutenance de thèse
En tenue de son royaume d’enfance
C’est là un homme qui ne trahit rien
Vois-tu combien tu as peuplé mon univers.
Et je pense à toi ma sœur, à tes fantômes et à tes joies, à tes histoires et à ta solitude. À tes amours aussi.
Et sur mon bureau, j’ai ta pièce Datcha Congo. Nous en parlerons un jour.
Il y a trop de choses à te dire
Il y a trop de cris et d’utopies qui nous attendent
Comment mettre dans une simple lettre tout çà.
Je lis et relis tes mots.

Tu m’as parlé de ton frère, décédé.
Ton frère, ma sœur, est mort
comment dire la chose ?
Tu m’as parlé de ta souffrance
Pourquoi la mort prend-elle toute la place dans nos vies ?
Pourquoi on nous empêche de respirer ?
Cela fait trop longtemps que nous sommes morts.
Ce n’est même pas une métaphore.
Un vrai nègre est un nègre mort.
Une vraie négresse est une négresse morte
Je me souviens, je me souviens
Je sais aussi pourquoi les nègres doivent faire semblant de rire
Je sais aussi pourquoi les nègres dansent et dansent dans les rues du monde
Pourquoi sont-ils comiques et tristes dans ces fêtes foraines ?
Pourquoi disent-ils les mots que les autres attendent d’eux ?
Pourquoi arrondissent-ils les angles, avec leur courbette et leur soif de gloire. Car un nègre n’aura jamais de gloire ni de trophée.
Un nègre est un nègre. Point final.
On sait bien comment le mettre à sa place.
Pourquoi ?
Pourquoi ?

Nous parlerons de la mort dans une autre lettre, celle qui sera réservée à nos frères, à nos sœurs.
Nous parlerons de racisme, car il en faut, et c’est de toute urgence
Nous parlerons aussi de beauté d’amitié et d’amour. Car il en faut, nous savons ce qu’est un monde fait de beauté et d’amour. Ou tout au moins, nous en rêvons.
Nous allons ensemble célébrer ton frère et Jacques Roche, mon ami mort, mon poète, à qui j’ai dédié ce livre qui est une longue lettre.
Nous allons célébrer l’ensemble de nos morts
Nous allons allumer la bougie qui exauce les prières nègres
Je lis pour toi un poème de notre ami guyanais Damas, qui était, à mon avis, le plus vibrant et vrai de tous ces auteurs nègres qui voulaient se faire voir et se montrer dans les lettres françaises. Damas savait qu’il y avait un prix à payer pour chaque nègre qui lève le petit doigt. Voici un extrait donc de son fameux Black label :
Il s’agit moins de recommencer
que de continuer à être
contre
la restriction
la claustration
la réserve
la résignation
la pudeur fausse
la pitié
la charité
le refoulement
toute honte bue

Laissons de côté nos morts, ma chère Pipirit.
Sortons dehors avec nos corps vivants, ma sœur
Ton frère n’est pas mort
Ton frère te regarde

Vivons, ma sœur
Vivons, mon amie

Il est aujourd’hui un devoir de vivre.
C’est à cet humble combat que je t’invite.
Respirons d’un même souffle.
La vie est dure
La vie est belle

La fenêtre s’ouvre sur un jardin
La mer dessine les horizons

Où es-tu ma chère Pipirit?
Où es-tu entre le chant que j’écris et les rêves qui m’attendent.

T’embrasse ma sœur,
Rodney

Bruxelles, le 15 août 2020

Nous sommes là
Rodney
dans l’Avant Nègre
dans l’après Noir
l’après Cha Cha
l’après Christophe
l’après Rêve
La terreur
du genou dans le ventre
de la balle dans la nuque
La mémoire
de Chicotte et Machette
en Nous

Essoufflée
déboulonnante
conjuguant au présent
passé et futur
je suis là
Saiba Wangu
avec toi
oui, je chante tôt
d’une voix grave
mal assurée le jour
déliée la nuit
C’est que
nos George d’aujourd’hui
nos King d’hier
Rodney
Frères et Sœurs
de chœur d’âme de condition
me visitent
me consolent et m’instruisent

Le 7 juin 2020, nous avons marché à Bruxelles, malgré la peur malgré les coups
Nous nous le devions
Nous avons dit leur nom
et les mamans ont raconté
leur fils, leur fille
J’ai pensé à Semira, Mawda, Lamine, Adil et tant d’autres
Laïni, ma fille
mon point de départ
mon inspiration
pleurait à mes côtés
Elle a saisi le drame
elle a entendu la violence
elle a compris l’urgence
ses yeux mouillés étaient feu et compassion
Nous étions dehors
nous étions vivantes
Désobéissantes
Regarde-nous, Rodney

Nous ne sommes pas un point final
Nous sommes pyramides, langues, miroir, génie, grammaire, paysage, victoire, révolution.
Le On qui sait nous mettre à notre place n’est rien sans nous. Le On imite nos danses, rit à nos blagues, convoite nos courbes, vend et achète.
Mais cette parcelle n’est pas à vendre !
Le On est norme et brutalité
Dernièrement, On a voulu m’acheter, mal lui en prit !
On n’en avait ni le talent ni les moyens
CETTE PARCELLE N’EST PAS À VENDRE
On s’est construit dans une fiction. Un récit où On était le seul héros.
Un récit dans lequel Les Lumières faisaient de Nous des Ténèbres
Un récit dans lequel nos courbes pouvaient être saccagées
On s’est trompé.

On persiste dans l’erreur.
Nous sortons d’une vague de chaleur. Température ressentie 45 degrés.
Cela fait quelques jours que des images de bagarre sur une plage de la côte belge tournent en boucle. Radio et TV parlent de jeunes originaires de Bruxelles. On parle de rébellion, de coups et blessures volontaires ayant entraîné une incapacité, On parle de renfort policier, de trois personnes sous mandat et d’un mineur d’âge. On utilise un terme : amok

L’expression vient du mot malais “amuk”, qui désigne une rage meurtrière incontrôlable. Ces comportements ont été observés puis théorisés par des voyageurs et des ethnologues au début du XXe siècle dans des pays asiatiques alors colonisés (Inde, Malaisie, Indonésie). Ils étaient le fait de personnes seules, généralement des hommes et se terminaient souvent par la mort de leur auteur. Le terme était aussi utilisé en Inde britannique pour désigner un éléphant devenu incontrôlable. En littérature, le premier à avoir utilisé ce terme est l’écrivain autrichien Stephan Zweig, en 1922, dans “Amok ou le Fou de Malaisie” – mais il est davantage question de folie amoureuse que de destruction meurtrière.

On a décidé d’interdire la plage au visiteur d’1 jour. On va les contrôler dans le train et à la sortie et On décidera de les renvoyer d’où ils viennent. On a montré des images d’un jeune plagiste expliquant que ce groupe de jeunes venant de Bruxelles avait mis de la musique. Le plagiste aurait demandé de baisser le volume et l’émeute aurait éclaté. Il n’en fallait pas plus.
Et pourtant…

Un papa vient d’envoyer un message. Il explique que sa fille était non loin de ces jeunes. La version de la fille n’est pas celle du plagiste de la télévision. Elle aurait parlé: «d’un groupe de Black tranquil dont un a été sur un Transat sans savoir qu’il fallait réserver! Le mec des Transats apl la police sans prendre la peine d’aller directement voir le gars. L’un d’eux dit au jeune debout de là MAKAK»

La réponse des autorités ne se fait pas entendre : profilage ethnique, ségrégation raciale, discrimination sociale.
Et dans ce pays sans gouvernement depuis plus d’un an, ces mesures passent.
Laïni me demande si demain nous décidons d’aller à la mer, on va nous arrêter où nous frapper. Je lui réponds c’est possible.
Tout est possible, le pire comme le meilleur.
Je te laisse, je vais chez la coiffeuse.
Rafiki, tu as coupé tes dreads, pourquoi ?

Je t’embrasse Saiba Wangu

Bwanga

Montréal, le 18 août 2020

Chère Pipirit,
Ma chère amie,
J’aime ce Nous qui ouvre ta lettre.
Nou la (en langue créole).
Oui, nous sommes là.
Nous devons marteler ce NOUS.
Comme pour exister.
Comme pour y croire.
Des fois, c’est pas du tout évident.
Le verbe exister finira par nous appartenir
Alors nous n’aurons plus besoin de miroir.
Après tout ce que l’on a vécu et continue de vivre.
C’est l’histoire qui parle par ta voix.
Le sais-tu, combien tu portes en toi l’histoire.
Toutes ces femmes en toi.
Toutes ces vies en allées ou vivantes en toi.
Toutes ces mers saccagées violentées qui prennent langue avec tes rêves.
C’est bien l’histoire qui nous tient par la main.
Tu dis l’après Cha Cha
Tu dis l’après Christophe
Tu dis l’après Dessalines
Tu n’as pas dit l’après-genou
Il devra bien y avoir un après-genou
C’est un temps très dur pour l’Amérique
Tout ça ressemble à un suicide
Tout peut revenir d’un jour à l’autre
Même l’esclavage, ma sœur
Tu t’imagines ce que j’écris là
Tant la vieille garde du racisme se mobilise officiellement
Tant la balle dans la nuque pour les nègres est encore de mise
Je sais que cette mémoire est gardée en toi
Je sais aussi qu’elle ne sera pas essoufflée
C’est ce qui nous préserve et nous honore
En fait, la seule chose que nous avons accumulée est cette mémoire-là.
Il ne nous a pas permis d’accumuler ni le diamant ni l’or
Nos mines et nos terres ne nous appartiennent pas
Nous avons appris alors à cultiver nos larmes
Nous avons appris alors à cultiver nos ossements
Nous avons appris alors à cultiver nos âmes
C’est bien l’histoire
C’est bien notre histoire
C’est dit que nous n’avons pas de passé
La colonisation a volé ce mot
Nous n’avons pas de présent
Les grands messieurs, les bandits légaux de ce monde l’ont kidnappé
La seule chose qui nous reste est alors la mémoire
Une mémoire tremblante et neuve
Même de sang
La mémoire dit l’utopie de l’avenir.
Tu chanteras comme tu veux
Tu danseras comme tu veux
Pour que le jour se lève
Sur la liberté de ta fille Laïni
George et tous les autres George dansent dans ta tête
Ils te parlent pour que tu écrives une autre histoire
Nous sommes là, ma sœur, pour écrire cette histoire là
Pour manifester comme tu le fais
Pour être dans ce temps qui nous refuse
Pour marcher à Bruxelles, à Montréal, à Mali, à Dakar, à Port-au-Prince
Rien que pour citer des noms
Semira, Mawda, Lamine, Adil
Laïni, ta fille
Charmalgne Péralte, le révolutionnaire assassiné par les occupants américains, Jacques Roche assassiné par les politiciens haïtiens, Farah Martine Lhérisson, la poète tuée un soir à son domicile au pays…
Et ma fille Romy, qui fête son cinquième anniversaire, hier, elle choisit ce jour pour me faire la question : « pourquoi les mendiants n’ont pas de maison. Et pourquoi ne pas faire une grande place dans notre maison pour les accueillir ? »
Et ma grande fille Claire-Anse, qui se défend, comme Noire, à Montréal, pour une pensée et une action visant l’empathie, la solidarité et un vivre ensemble
Et mon fils Aimé (comme le poète), qui vient de passer le Barreau et qui promet d’être au rendez-vous de la justice.
Le monde noir se meurt
Le monde noir vit
J’entends les cris de tous les côtés.
Nous sommes vivants et vivantes.
Nous ne nous soumettrons plus.
Nous ne nous soumettrons pas.
Le programme est simple : Désobéir.
J’entends tes mots, ma sœur.
Je t’écrirai encore ce soir. Je te laisse avec ce poème tiré de mon recueil Nous ne trahirons pas le poème. (J’aime l’idée de te laisser des traces de poèmes) :
je suis noir
cormoran ou goéland
mes ailes ne changent rien
à la couleur de la pluie
je suis noir de peau
noir de jour
noir de nuit
si cela ne te convient pas
dis-moi tout simplement
tu ne ressembles pas à ta race
je te répondrai que je n’ai pas de race
Je termine ces mots, en embrassant Laïni, ta lumière.
Rodney

Montréal, le 21 août 2020

Pipirit,
Pipirit,
Mon amie,
Ma sœur,
Réveille-toi.
C’est Rafiki qui t’écrit.
Je crois entendre Rafiki, comme un chant d’oiseau ça sonne ce nom.
Je l’accepte et l’assume.
Et je t’appellerai Pipirit.
Rafiki, tu as coupé tes dreads, pourquoi ?
Mes dreads ?
Je ne sais pas.
Cela faisait près de quinze ans.
J’avais les cheveux comme çà
Pour être que j’étais un Nègre dans un pays de Blancs.
Je crois qu’il m’a fallu entrer dans cette identité-là, avec ces dreads.
M’assumer
Assumer cette négritude
Je n’avais pas le choix
Je voulais entrer en moi
Je voulais entrer dans le fleuve Congo
Parler aux ancêtres
Embrasser les baobabs
Écouter toutes ces voix qui ont fait de moi ce que je suis
Et surtout ne rien trahir
C’était comme une promesse faite à moi-même
Ne rien trahir de mes origines
Ne rien concéder

Un petit refrain de notre ami Gontran Damas
Trois fleuves
Trois fleuves coulent
Trois fleuves coulent dans mes veines

Je voulais couler aussi dans ces fleuves.
Ces fleuves noirs qui m’appellent

Je voulais éviter à tout prix la complaisance du nègre rieur
Du nègre bon qui s’arrange à réussir et à jouer l’entre-deux
À courir à courir à répondre à répondre à courir essoufflé
À parader dans les musées, dans les parcs, dans les assemblées
Pour se donner bonne confiance avec élégance
Nous assistons à une sorte d’exposition coloniale
Moderne, bien conçue
Le nègre qui joue, qui rit et qui fait le bon nègre
et qui efface toutes les histoires et toutes les servitudes
et qui efface tous les autres nègres
ce nègre qui joue bien
jusqu’à ne plus être nègre
jusqu’à renoncer à son histoire

c’est une grosse douleur
c’est ce que j’ai ressenti quand j’ai porté des dreads
c’est ce que j’ai ressenti quand je m’habille ainsi
c’était pour ne pas être récupérable
c’était pour ne pas me tromper de visage
c’était de moi à moi
je me parlais à moi-même
c’est bon de se parler
d’être dans ses propres bruits

et je voulais ne pas être un clown
je voulais aller au fond de mes fleuves
je voulais vraiment frapper aux portes de la vérité
mes cheveux m’ont attaché à l’histoire et à toutes ces histoires-là
quand je traversais des bidonvilles en Haïti ou au Sénégal
on m’appelait Rasta
et cela suffisait
les zones de non-droit, là où vivent les rebus de la société
j’étais le bienvenu dans ces quartiers malfamés
j’ai en fait aimé cette appartenance
et cette sensation d’habiter le monde dans ses vulnérabilités
et enfin j’ai coupé mes cheveux
je n’ai plus de dreads
c’est un moment qui s’achève
le rebelle en moi est toujours là, et je me fais rassurant
peut-être que j’avais besoin
rien qu’en coupant mes cheveux
d’aller vers autre chose
un autre visage
celui du marron
celui qui se cache
celui qu’on ne voit pas
je te parle de cacher et qu’aujourd’hui je m’enferme dans ma chambre et passe toute la journée à lire
voici j’ai un visage lisse avec des cheveux courts
peut-être que je deviens vieux
mais au fond de moi, je cherche une paix que je n’ai jamais eue
cette paix qui me demande d’aller plus doucement, de fermer les yeux
de prendre simplement le temps de t’écrire
en écoutant en moi le petit tambour qui dit
comment va ma sœur Pipirit ?
comment va Laïni, la petite reine qui portera l’héritage de sa mère?
Comment vont toutes ces femmes noires qui dansent dans ta tête ?
Je voudrais continuer à résister
Résister
Sans crier
Résister
Tranquille
Écrivant quelques poèmes sans prétention
Écrivains quelques récits sans prétention
Pour célébrer mes morts
Pour célébrer nos morts
Faut-il bien que je te parle de Bertha, ma mère, décédée, il y a plus de trois ans, et qui me manque terriblement.
On parlera ainsi de nos morts pour ne pas être étouffé par nos vanités
Pour revenir aux choses simples, et aux mots essentiels
Bwanga, ma sœur, je t’aime, je n’ai pas dit ce mot encore, mais sache-le : je te donne la main, je te dis bonjour Pipirit, et je dis lumière, car le monde est à toi.

Rodney

Bruxelles, le 25 août

Sept
sept balles
dans le dos
le patriarche est abattu
devant ses trois enfants
de la badine au plomb
l’instrument s’aiguise
la partition est la même
L’alliance est impossible Rafiki
Trois Cinq Huit
des enfants de trois cinq et huit ans
ont vu les forces de l’ordre pulvériser leur monde
Ce n’est pas en Ituri
Ce n’est pas à Beni
Ce n’est pas à Johburg
Ce n’est pas en Sicile
Ce n’est pas à Molenbeek
C’est là-bas
Là où Valladolid reconnut les uns
et condamna les nôtres
J’implose en silence
J’invoque l’invisible pour me calmer
et je pense à nos enfants
je les embrasse toutes et tous

Je Nous aime

Bwanga