Correspondance entre Myriam Vincent et Isabelle Wéry
Myriam Vincent ©Jean Turgeon
Myriam Vincent (Québec)
Née en 1994 à Contrecoeur, Myriam Vincent détient une maîtrise en littératures de langue française à l’Université McGill. Elle a publié quelques textes dans les revues littéraires Le Pied et Cavale avant de se lancer dans l’écriture de son premier roman, Furie, pour lequel elle a obtenu le Prix des Rendez-vous du premier roman. Son deuxième roman, À la maison, est paru au printemps 2022. Après avoir exercé le métier de libraire pendant quelques années, elle est maintenant éditrice chez Poètes de brousse, où elle dirige la collection Prose.
Isabelle Wery ©Laetitia Bica
Isabelle Wéry (Belgique)
Née en 1970 à Liège, Isabelle Wéry vit et travaille à Bruxelles. Parallèlement à son travail d’actrice, elle écrit et crée ses propres spectacles dont certaines performances alliant théâtre, littérature, arts plastiques et musique. Son second roman Marilyn désossée (maelstrÖm reEvolution, 2013) a obtenu l’European Union Prize for Literature et a été traduit dans de nombreux pays. Elle a été finaliste du prix Victor-Rossel pour Poney flottant (ONLIT Editions, 2019). Tout récemment paraissait son récit de voyage Selfie de Chine aux Éditions des Midis de la Poésie. Elle travaille actuellement en tant qu’autrice et metteuse en scène au Théâtre I.N.K. à Montréal dans le cadre de la création du spectacle Duo en morceaux.
Très Chère Myriam,
J’ai dévoradoré ton roman À la Maison.
Je me suis plongée dans ses murs immaculés, je les ai gobés, mâchés, ruminés, recrachés, redévorés pour les réduire en un liquide blanchâtre et incongru qui est venu tortiller mon imaginaire. Imaginaire, imagination, imagine, Myriam, je suis moi-même sur le point d’emménager dans une nouvelle maison à Bruxelles. La coïncidence entre la maison de ton roman et celle de ma vie est venue me chambouler. Ai-je vraiment une bonne idée de vouloir des murs de chambres impeccablement blancs, ainsi que les plafonds, les planchers, les appuis de fenêtres, les portes, les rideaux, les lustres, les draps des lits, les…?
Voilà une des forces de la littérature. Celle d’induire des images puissantes dans l’imaginaire du lecteur, de la lectrice, de venir uppercuter son réel et sa vie. Je ne crois pas aux fantômes, mais de vrai, comme toi, j’en ai peur. Et je flippe maintenant. De ta faute. À cause de toi. Grâce à toi. Courts-circuits. Dérèglements. Déraillements. Entorses. Chutes. Chuintements. Ton écriture épurée est une parfaite piste de lancement pour mon muscle préféré: l’imagination. Images, couleurs, sons. Il s’agit bien d’un thriller exquis. D’un monologue virant à l’arôme aigre.
Comme tu l’écris si bien dans ton roman, on dit, parfois, elle dit, parfois, on raconte, parfois, des choses, des trucs, des affaires vraies, vraies, promis-juré, mais «il» ne nous croit pas et remet en question ces affaires vraies. « T’es sûûûûûûûre? Il s’est vraiment passé cela???? Il a vraiment fait cela???? Naaaaan mais c’est toi qui exagères, ce n’est pas possible!?!?!?! » Et on se retrouve, comme l’héroïne de ton roman, in-entendue, incomprise, « la folle », « l’inadéquate ». Ce roman est définitivement féministe.
Avoir maison, une chambre à soi, un studiòlo à soi, on en rêve, on l’espère, dans chaque recoin de la planète (grand salut à toi, Virginia Woolf!). Mais qu’est-ce que c’est que ce foutu monde où avoir un toit confortable est devenu un luxe dans toutes les villes du globe, un projet peu réalisable pour des tas d’êtres humain.e.s. Aujourd’hui, j’ai cette chance, j’en ai conscience, j’en jubile, mais voilà que ton roman vient cisailler ma sérénité avec l’acuité d’un scalpel. Et si la première nuit dans ma nouvelle chambre, je ne pense pas à lui, à ton roman, c’est que le fantôme de ma maison aura déjà dévoré mon esprit. Je te maudis un peu, chère Myriam, chère Sorcière ;-).
Au grand plaisir de te lire encore.
Isabelle
Très chère Isabelle,
Ta lettre m’a fait tellement plaisir. Bien sûr, elle était remplie de compliments qui m’ont renversée de joie, mais j’y ai aussi retrouvé la même voix qui se déploie dans Poney flottant et qui m’a complètement ravie. Ce que tu fais avec la langue en la détournant, en fusionnant des mots pour en créer de nouveaux, est une des choses que j’ai le plus aimées dans ma lecture de ton roman. Tu réussis à investir de nouvelles significations et (peut-être surtout) de nouvelles émotions dans une langue que nous sommes habitués d’utiliser sans trop y penser. C’est une des facettes de la littérature qui me font m’y plonger, fascinée, depuis toute petite ; sa faculté à creuser ce qui est familier, des images jusqu’aux mots, pour en faire jaillir des choses nouvelles à notre conscience mais qu’on sent pourtant résonner en nous depuis longtemps. Est-ce que cette personnalisation de la langue te vient naturellement, comme le suggère l’aisance avec laquelle tu la manies, ou est-ce qu’elle est le résultat d’un travail conscient ?
À la lecture de ton roman, j’ai été ravie, aussi, par la personnage-narratrice que tu y crées. Cette fille si imparfaite, parfois carrément immorale, qui fait voler la courtoisie et les conventions en éclats m’a happée dès les premières lignes avec son récit. Ce portrait grinçant d’une enfant sur le seuil de l’adolescence, de sa vitalité débordante, de son égoïsme parfait et de son amour éperdu m’a complètement fascinée. Quand j’écris, la première chose qui se dessine clairement pour moi, c’est mon personnage principal, et tout le reste se construit autour d’elle ; après la lecture de Poney flottant, je me suis demandé si c’était la même chose pour toi ? Comment Sweetie s’est-elle déployée dans ta tête pour en arriver à cet être résolument unique, frondeur, déterminé ? As-tu hésité avant d’en faire un personnage si loin des filles lisses et convenables qu’on rencontre souvent en littérature ?
Je pense beaucoup à ce qui déclenche sa rage dans le roman – le fait de se faire définir par ce dont elle a honte. Le fait de se faire définir par quelqu’un d’autre tout court, peut-être, de perdre le contrôle sur la perception que les autres ont de nous. C’est une façon d’illustrer le passage de l’enfance à l’âge adulte qui m’a complètement chamboulée.
Je te souhaite un bon emménagement dans une maison blanche sereine et tout à fait vide de fantômes. Je t’écris moi-même depuis mon nouveau bureau tout blanc ; jusqu’à maintenant, aucun phénomène surnaturel à signaler. Mais si mon prochain livre est complètement déjanté, je le blâmerai là-dessus.
Myriam
Bonjour Myriam,
Mais quels plaisirs de recevoir une lettre de toi.
Je l’accueille les mains bardées de peinture blanche, cette fichue peinture blanche que je n’ai de cesse d’appliquer consciencieusement sur cette nouvelle maison-chantier. Bonnes nouvelles du front : le haut (les chambres à soi, la salle de bains, le couloir) est quasiment terminé. Aujourd’hui, nous attaquons le rez-de-chaussée (la cuisine, le living). Comme la maison de ton roman, notre maison bruxelloise devient une personne à part entière, que je tutoie, que je caresse, que j’insulte, qui réplique en claquant les portes et en faisant surgir des poussières incongrues et inadéquates. Et je pense à toi, au Québec, plongée dans l’écriture de ton prochain roman attablée à ce nouveau bureau blanc. Quelle joie ou excitation tu dois ressentir d’avoir ce nouvel outil dans ton atelier d’autrice. Quelles promesses de nouvelles routes en écriture ! Merci de me tenir au courant des éventuels pouvoirs surnaturels de ce bureau blanc…
En réponse à ta question, la Sweetie de mon roman est née d’un conglomérat d’intuitions, de souvenirs, de lieux et de personnages de films ou de livres. 1) Je voulais situer le roman en Angleterre, pays et culture qui m’influencent depuis longtemps (de Shakespeare à David Bowie en passant par le cake au gingembre). 2) J’ai grandi dans la ferme de mes grands-parents. 3) Je pensais à l’acteur David Bennent dans le film Le Tambour de Volker Schlöndorff, à la Sweetie du film Sweetie de Jane Campion et à la Sophie des Malheurs de Sophie de la Comtesse de Ségur…
C’est vrai que j’ai un penchant franc pour les personnages féminins riches de strates, de contradictions, mille-feuilles, filles fissurées, filles cognées par l’existence. Freaks, androgynie, gender fluid, animalité (j’adore cette phrase du belge Henri Michaux « J’ai une foule en moi »). Tout cela vient certainement de mon expérience d’actrice de théâtre qui m’a permis d’entrer dans la chair de tant de personnages de fiction aux fluctuantes facettes. Et aussi de mon désir de plonger les lecteurices dans des univers où souffle un certain vent de liberté. De leur transmettre une «énergie» particulière au travers de personnages décadenassés. Idem pour la langue du roman (pour répondre à ton autre question). Je me permets de l’explorer, de l’expérimenter comme un matériau. Je travaille beaucoup l’oralité du récit. Quand j’écris, j’adore être en voyage dans ma propre langue, être surprise par des tournures de phrases inédites. J’ai d’ailleurs eu beaucoup de plaisir à parcourir la langue québécoise délicieuse de ton roman. Pour une francophone de Belgique, le français du Québec est détonnant. Avec ses particularités, ses images surprenantes. J’ai l’impression de redécouvrir la langue française quand je suis à Montréal. D’être en « poésie permanente ». C’est jouissif !
Je te cite et te rejoins : « C’est une des facettes de la littérature qui me font m’y plonger, fascinée, depuis toute petite ; sa faculté à creuser ce qui est familier, des images jusqu’aux mots, pour en faire jaillir des choses nouvelles à notre conscience mais qu’on sent pourtant résonner en nous depuis longtemps. » Lire et être arraché à sa moi-même.
Que la lecture d’un roman soit une expérience.
Et les personnages de ton prochain roman sont-ils déjà palpables ? Puisent-ils leurs racines dans ceux du précédent
À la maison ? N’as-tu pas l’impression qu’un roman terminé en appelle un autre? En réaction ? En réponse ? En écho ?
Tu vois, j’ai envie d’en savoir un peu plus sur ce nouveau projet…
Je retourne à mon chantier-maison. Au rez-de-chaussée, un mur vient d’être abattu. Et t’informe que nous agençons aussi une chambre d’ami.e.s. Si tes pas te mènent à Bruxelles, considère qu’une chambre à toi te tend des bras grands et blancs.
😉
A bientôt, Myriam !
Isabelle
Très chère Isabelle,
C’est fou, quand on m’a parlé de ce projet, j’ai accepté avec enthousiasme, mais je me demandais, au début, comment on pourrait établir un lien entre nous, si vite, en quelques lettres ; j’avais peur que les échanges demeurent froids, qu’on n’arrive pas à vraiment se rejoindre d’un écran d’ordinateur à un autre. Et finalement voilà, le lien s’est tissé si naturellement, je sens une réelle affection à travers tes mots et j’espère que tu perçois aussi la mienne. Et tu termines avec une invitation à venir chez toi ! Sois assurée que si je vais en Belgique, je te ferai signe.
Je t’imagine très bien tisser aussi une relation avec ta maison à mesure que tu la rénoves et la peins ; je me demande combien nous sommes à parler à nos murs comme ça. Certainement plus depuis la pandémie, depuis ces mois où notre chez-nous est devenu le seul endroit où on pouvait se poser, pour le meilleur et pour le pire.
Je ne t’écris pas de mon bureau blanc, cette fois ; je t’écris évachée (un mot québécois, juste pour toi !) sur mon divan, tard, avec le cerveau en bouillie, parce que c’est le seul temps que j’ai trouvé dans les derniers jours pour écrire. Tout ce que je fais qui ne relève pas de l’écriture, donc tout ce que je fais pour payer mes factures, m’assurer une sécurité alimentaire et un espace à moi, a pris le dessus ces derniers jours. C’est un équilibre si délicat, entre la part donnée à l’écriture et la part donnée à ce qui me permet de garder un toit au-dessus de ma tête. Et la part donnée à l’amour, l’amitié, au sport, à Netflix… J’ai perdu pied dernièrement, et j’ai du mal à me raccrocher à la paroi parfois trop lisse du quotidien et de ses obligations.
Tout ça pour dire que : mon nouveau projet de roman progresse très lentement. De soubresaut en soubresaut, dans un rythme qui me laisse insatisfaite, avec l’impression qu’il y a quelque chose de faux, de trop appliqué dans la façon dont j’aborde cette histoire.
Mais l’affaire qui me donne envie d’y revenir, de réessayer, malgré la frustration et l’épuisement, c’est l’amour féroce que j’ai pour la personnage qui y évolue. Elle s’appelle Marjorie, c’est une dame de 73 ans, et elle raconte des menteries. Tu vois, elle a été élevée dans un milieu pauvre, où sa vie était tracée d’avance : quitter l’école tôt pour participer aux tâches domestiques, puis se trouver un mari à 18, 19 ans, avoir des enfants, les élever. Elle, elle aurait voulu travailler, n’importe où, à faire pas mal n’importe quoi, mais elle ne pouvait pas. La religion, le patriarcat, les classes sociales l’en empêchaient.
Alors maintenant qu’elle est veuve, que les enfants (et même les petits-enfants) sont grands, elle est déménagée dans une plus grande ville, dans un petit appartement, et aux étrangers qu’elle côtoie, elle raconte des menteries sur sa vie.
Elle s’invente les passés qu’elle aurait voulu vivre – rien d’extraordinaire, mais des passés qu’elle aurait pu choisir, si elle en avait eu l’occasion.
Je l’aime férocement, Marjorie, parce qu’elle existe dans des milliers, des millions, des milliards de femmes. Dans mes grands-mères. Pas par sa mythomanie volontaire, on s’entend, mais par l’absence de choix qui a sous-tendu sa vie.
Et donc quand je t’écris de ce divan, épuisée et anxieuse et débordée, mais aussi passionnée et enflammée, je t’écris aussi de cette vie que j’ai eu la chance de choisir, et pour ça, je l’adore.
À bientôt,
Myriam