Correspondance entre Lula Carballo et Eva Baltasar
Écrite en espagnol, traduite par Lula Carballo
Lula Carballo ©Justine Latour
Lula Carballo (Québec)
Originaire de l’Uruguay, Lula Carballo détient une maîtrise en création littéraire à l’Université du Québec à Montréal. Son roman Créatures du hasard, paru aux éditions Le Cheval d’août en 2018, a été finaliste au Prix littéraire des collégiens et aux Rencontres du premier roman et s’est mérité le Prix littéraire des lycéens AIEQ en Estonie. En 2021, elle a publié Ensemble nous voyageons, album jeunesse co-écrit avec Catherine-Anne Laranjo et illustré par l’artiste Kesso, aux éditions Dent-de-Lion. On retrouve ses poèmes et ses traductions dans différentes revues spécialisées.
Eva Baltasar ©Ruano
Eva Baltasar (Catalogne)
Née en 1978 à Barcelone, Eva Baltasar a publié dix recueils de poésie qui lui ont valu de nombreux prix dont le Miquel de Palol 2008, le Benet Ribas 2011 et le Gabriel Ferrater 2016. Elle a fait ses débuts en 2018 comme romancière avec Permagel, paru en français sous le titre Permafrost (Verdier, 2020) qui lui a valu d’être finaliste du prix Médicis. C’est lors de la rentrée automnale que paraîtra la traduction de son second roman Boulder (Verdier, 2022). L’œuvre romanesque d’Eva Baltasar a été couronnée en Catalogne par le Prix des libraires catalans, le Prix Llibreter et le Prix L’Illa dels Llibres.
18 juillet 2022
Eva,
Je ne sais pas si ce message marquera le début de notre correspondance. Je préfère ne pas nous imposer un ton solennel. Tout d’abord, je tiens à te remercier de m’avoir permis d’entrer en contact avec toi par le biais de ton écriture. Lorsque j’ai reçu l’invitation du Festival international de littérature (FIL), j’ai immédiatement commencé à lire ton roman Boulder. Je revenais d’un séjour dans l’État de Nayarit, au Mexique. J’ai passé un mois et demi chez un ami à écrire et à m’occuper de ses cinq chats et de son chien Ossa.
J’ai tellement de choses à te raconter. Mais j’aimerais surtout commencer en contextualisant l’état de la traduction de
Créatures du hasard que tu liras en espagnol dans le cadre de cette correspondance. Lorsque j’ai publié mon livre en 2018, j’ai ressenti le besoin que ce récit existe aussi dans ma langue maternelle. Je suis née en Uruguay, mais je vis à Montréal depuis 2002. La version traduite que je joins à cette lettre n’est pas encore terminée ; je te l’offre comme un geste de confiance ou comme un pont que je n’ai pas encore fini de construire, mais que nous tenterons de traverser ensemble. Lorsque j’écris en français, mon écriture est rigide, distante, contrôlée, fragmentaire. En espagnol, j’aimerais donner à mes Créatures un aspect plus ludique, plus libre, plus « fou ». Puisque notre dialogue débute au moment où ma réécriture en espagnol n’est pas terminée, je préfère te tenir au courant de la situation. Ainsi, nous pourrons nous accompagner dans le processus de nos lectures respectives. J’éviterai de t’espionner à travers le prisme des médias ; j’ai l’impression que je serai intimidée par ce qu’ils me raconteront à ton sujet. Je préfère me fier à nos lettres.
Cela sera un plaisir pour moi de te lire,
Lula
20 juillet 2022
Chère Lula,
Merci beaucoup pour ta lettre et pour ton livre, dont je trouve le titre magnifique. Merci aussi d’avoir accepté cette correspondance. Voilà quelque chose qui m’émerveille : maintenir la communication avec quelqu’un sous une forme écrite. Je fais partie de celles qui envoient encore des lettres manuscrites et des cartes postales, même sans avoir voyagé nulle part. De temps en temps, j’achète une boîte de cartes postales avec des images de n’importe quel coin du monde et je les envoie à des amis ou à des membres de ma famille. De ma maison, j’invente des voyages que je complète avec des anecdotes que je trouve intéressantes. Je dirais que tout ce qui a trait à l’écriture, à l’exception des procédures administratives, me semble beau et m’anime.
Je ne connais pas l’Uruguay, je ne suis jamais allée à Montréal et je ne sais presque rien de toi. Il y a donc quelque chose de mystérieux dans ce que nous sommes en train de faire et il me semble sage de réduire cette relation aux lettres, à ce que nous nous dirons à propos de nous-mêmes, à propos de notre passion ou de notre amour pour l’écriture. Le mystère est un grand aiguillon pour la curiosité, et je suis déjà curieuse de nature, alors imagine. En ce moment, ce qui suscite le plus de curiosité en moi, en dehors de ton livre, c’est cette maison mexicaine dont tu m’as parlé, celle de la meute de chats et de chiens. Je l’imagine très clairement et en même temps je suis tout à fait sûre qu’elle ne peut pas être comme je l’imagine. Je vais te demander de me la décrire brièvement, même en sachant que la première image de cette maison, celle que j’ai construite avec l’adobe des mots « Nayarit », « Mexique », « mois et demi », « ami », « écriture », « soin », « cinq chats » et « chien Ossa », ne disparaîtra plus. Cette première maison est déjà la mienne, une authentique maison mexicaine avec une écrivaine écrivant en son intérieur. Il y a des couleurs, il y a des saveurs, il y a des plantes. Tu y es comme je t’ai vue sur certaines photos qui circulent sur internet. Je pourrais commencer à écrire une nouvelle à ce sujet dès maintenant. Me permettrais-tu de le faire ?
Je comprends ce que tu dis à propos de la traduction de ton roman en espagnol. Voilà l’un des grands pouvoirs de la traduction, elle n’est jamais innocente, c’est toujours une co-écriture, bien que dans ton cas, il s’agit d’une co-écriture avec toi-même, une chose étrange à imaginer. Mais il y a toujours cette possibilité bestiale de donner un air complètement différent au roman par le simple fait d’en changer la langue. Cela donne l’impression qu’il y a toujours des choses qui changent dans une traduction, puisque la culture change, les personnages adoptent de nouvelles nuances ou exploitent des nuances subtiles qui étaient déjà en eux. Un roman qui s’apprête à être traduit cesse d’être adulte et redevient un nourrisson. Qu’est-ce qui te plaît le plus dans ce processus ?
Avant de te dire au revoir, je vais t’offrir un petit portrait. Je suis chez moi, je vis dans une ville pas très grande au nord de Barcelone, près de magnifiques montagnes. En théorie, nous sommes quatre à la maison, mais seulement deux présences restent fixes, celle de mon chien Mali et la mienne. J’ai deux filles, une de dix-neuf ans et une autre de dix. Elles vont et viennent, et cela me rend folle. J’adore être avec elles. J’aime aussi être seule. C’est un été chaud, si chaud qu’en ce moment, je viens de me servir le vermouth que je prends habituellement à midi, avec beaucoup de glace et des olives en excès. Ma maison est dans le centre, mais elle est située dans un cul-de-sac très calme. Quelqu’un m’a dit un jour qu’en Argentine, on appelle les maisons comme la mienne, étroites et longues, « casa chorizo » (maison saucisse). Je vis un été d’écriture. Je travaille sur un nouveau roman et je fais quelque chose que je n’ai jamais fait auparavant : écrire plus de cinq ou six heures par jour. Je pense que je peux le faire sans perdre la tête grâce au chien, qui est arrivé récemment ici. Sa présence me force à aller me promener, et cela équilibre les voix qui m’habitent.
Je t’envoie maintenant un baiser et un câlin, et je vais m’installer sur le canapé avec un éventail, un autre vermouth et ton roman.
Eva
26 juillet 2022
Eva,
En recevant ta lettre, une partie de moi s’est envolée avec tes mots :
De temps en temps, j’achète une boîte de cartes postales avec des images de n’importe quel coin du monde et je les envoie à des amis ou aux membres de ma famille. De ma maison. J’invente des voyages que je complète avec des anecdotes que je trouve intéressantes.
En te lisant, j’ai pensé à Cristina Peri Rossi, parce que je l’admire profondément et parce qu’elle vit à Barcelone depuis de nombreuses années. Je ne suis pas chez moi aujourd’hui, donc je ne peux pas citer son livre de manière exacte, mais je me souviens (et j’aime me fier au filtre arbitraire de ma mémoire) que dans un magnifique livre portant le titre Julio Cortázar y Cris, elle raconte des vacances qu’elle a faites avec son grand ami écrivain. Et puisque tu m’as parlé de cartes postales et du fait que tu aimes inventer des voyages, je me suis souvenue que dans ma bibliothèque j’avais mis une vieille carte postale devant les livres de Cristina parce que l’image montrait un endroit appelé Roc-Amadour, comme le personnage créé par Cortázar dans Marelle. Bien que, dans son roman, Rocamadour soit un enfant et l’endroit montré sur l’ancienne carte postale ne soit pas celui où tu passes l’été européen chaud, c’est là que je t’imagine en train d’écrire accompagnée de ton chien.


Je vais te demander de me la décrire brièvement, même en sachant que la première image de cette maison, celle que j’ai construite avec l’adobe des mots « Nayarit », « Mexique », « mois et demi », « ami », « écriture », « soin », « cinq chats » et « chien Ossa », ne va plus disparaître. Cette maison est déjà la mienne, une authentique maison mexicaine avec une écrivaine écrivant en son intérieur. Je n’ose pas changer l’idée que tu t’es créée de la maison au Nayarit. Je préfère que tu l’habites et que tu la décrives à ta manière. Il est vrai qu’il s’agit d’un lieu rempli de couleurs et de plantes. Les murs sont blancs, mais ils sont recouverts de tableaux peints par G, un ami que je me suis fait en l’espace de dix jours lorsque j’ai rendu visite, à lui et à sa copine A, en février dernier. En juin de cette année, je suis retournée m’occuper de la maison, des chats et du chien Ossa. Parce que mes amis sont retournés à Montréal. Je pourrais te raconter et te décrire beaucoup de choses. Mais je préfère lire ce que tu t’imagines de ce lieu magique.
Tout roman qui s’apprête à être traduit cesse d’être adulte et redevient un nourrisson. Qu’est-ce qui te plaît le plus dans ce processus ? Tu es très sensible lorsque tu décris l’exercice, l’expérience devrais-je dire, de la traduction littéraire. J’ai eu la chance de vivre cette expérience avec les textes des autres. Bien que chaque traduction soit un défi, je crois que l’ego trouve sa latitude et œuvre dans l’intention de transmettre de manière créative et représentative ce que nous croyons que l’auteur veut exprimer. Mais, avec mon livre, lorsque j’essaie de le traduire, je rencontre de profondes contradictions. Je reconnais, en moi, la dichotomie entre mon identité francophone et mon identité hispanophone. Je sais qu’en vivant ici, je m’adapte constamment à mon environnement. Chaque fois que je dis une phrase, je pense aux règles grammaticales, à la syntaxe, à mon accent, etc. Tandis que lorsque je parle en espagnol j’accepte tout ce qui déborde en moi. J’ai quitté l’Uruguay à l’âge de quatorze ans, donc les institutions académiques n’ont pas eu le temps de façonner mes formes d’expression. Au Québec, je ris tout bas. Je parle plus lentement. J’écris avec une loupe. Je n’accepte pas de me tromper. Bien que ces derniers temps, j’essaie de me débarrasser de toutes ces limitations qui ne font que m’épuiser.
C’est très curieux, mais, lorsque j’ai visité Barcelone, j’ai beaucoup pensé à Montevideo. Les rues, les magasins, l’énergie des gens, tout ce que je voyais me semblait familier. Je sais que les deux villes sont très différentes, mais j’ai senti dans les rues et dans les yeux des gens des échos des souvenirs de mon enfance. Puis j’ai visité la région d’Aragon, et les paysages m’ont coupé le souffle. Peut-être que je me trompe, mais j’imagine que tu vis entre les montagnes de cette belle région.
J’espère que ma façon rhizomatique d’associer ton écriture à celle d’autres auteurs que j’admire ne te dérange pas. Quand tu m’as parlé de ta relation avec ton chien, je n’ai pas pu m’empêcher de penser à un fragment écrit par Eduardo Galeano.
J’aimerais savoir comment tu ranges les livres de ta bibliothèque. La mienne est divisée en genres (féminin, masculin, fluides) et en régions géographiques. Sur mes étagères, je n’accepte que des allié.e.s littéraires. Je ne me vanterais pas de posséder une culture littéraire classique, bien que j’aie étudié en littérature pendant plus de dix ans. Ce que je peux dire, c’est que je connais intimement les présences qui habitent ma demeure. De Galeano, par exemple, je pourrais te parler pendant des heures, parce que j’ai le sentiment de l’avoir connu. Ses livres occupent une rangée entière de ma bibliothèque. Certains de ses fragments font partie de ma vie. Je me souviens de l’avoir entendu raconter la mort de son chien en expliquant avec une grande tendresse que pendant de nombreuses années son compagnon canin l’avait forcé à interrompre ses interminables séances d’écriture pour qu’ils aillent se promener.
Sa présence me force à aller me promener et cela équilibre les voix qui m’habitent.
Je vais continuer à lire ton roman, tout en attendant avec impatience ta prochaine lettre.
Lula
29 août 2022
Chère Lula,
Quelle belle lettre tu m’as écrite, avec des références et des cartes postales incluses ! Bien sûr, j’aime aussi les citations, les fragments ou les bribes d’auteurs que j’admire. Cela m’a amusée d’avoir été laissée sans la description que je t’ai demandée de la maison. J’ai écrit quelques détails sur la façon dont je l’imaginais dans ma lettre précédente, et je vais en rester là. Le mois d’août nous a percutées, je dirais même de l’intérieur. Je vis en attendant l’automne et, en ce moment, j’ai envie de prendre le risque d’ajouter des détails victoriens à ta maison mexicaine. J’imagine des meubles avec des pattes de lion et des plateaux, avec des nappes et un service de thé dans un salon mexicain propre et austère, avec des murs épais et des plafonds bas, comme si la maison s’était dressée de la terre, de la terre elle-même, et je me mets à rire. Cela me semble impossible, en ce moment, de combiner la draperie avec les peintures écossaises. Je tire donc un rideau en velours sombre sur ta demande et nous passons à la bibliothèque. Je trouve intéressante la façon dont tu organises la tienne, surtout en ce qui concerne les continents, en construisant une cartographie dans ta maison. Je ne sais pas si, à son tour, cet atlas suit les coordonnées géophysiques… les nordistes collés au plafond, les sudistes près des plinthes. J’ai plusieurs bibliothèques. Il y a vingt ans, j’avais environ trois mille livres à la maison, mais, après quelques déménagements et constatant que je voulais encore changer d’adresse souvent, j’ai décidé de me débarrasser de la plupart de mes objets, livres inclus. En ce moment, je dois avoir une trentaine de volumes, qui tiennent sur une petite étagère noire où je range également des albums photos et des sculptures en céramique de ma fille. L’espace commande et, lorsqu’il s’encombre, plutôt que d’ajouter une autre étagère, je sors des livres et je les emmène à la bibliothèque de ma ville, où on les classe par ordre alphabétique, on les dépoussière à ma place et on les prête à mes voisins. Cela ne me rend pas triste de m’en être débarrassée, ils sont toujours là. Quels auteurs ont résisté à une telle purge ? Katherine Mansfield, Walt Whitman, Sylvia Plath, Ovide, James Salter, Marguerite Duras, Mercè Rodoreda, Virginia Woolf. Par exemple. Quels auteurs rangerais-tu dans ta cuisine ? J’ai l’habitude de lire Virginia Woolf dans le fauteuil rouge de mon salon et j’aimerais avoir chez moi une galerie pleine de chats et de plantes et d’assiettes remplies d’oranges, afin de pouvoir m’asseoir avec Katherine Mansfield. J’ai lu ton roman : Créatures du hasard. Je l’ai lu sur le canapé et sur le balcon, sur le lit et dans les escaliers, qui, pendant la nuit, deviennent des endroits frais et calmes. Le toit est fait en tôle ondulée et, lorsqu’il fait sombre, il se remplit d’oiseaux qui picorent. J’ai lu ton histoire pendant que les oiseaux se nourrissaient de mites. J’ai eu l’impression qu’il y avait beaucoup d’histoires, dans ton roman, comme des oiseaux accroupis avec leurs ailes collées sur leurs cœurs. C’était une lecture facile et addictive. J’ai avalé tes phrases comme des doses de poison, comme des pilules ou du camphre. Je les ai englouties sans les mâcher. Je me touchais le crâne et j’étais devenue chauve. Je me regardais et trouvais un énorme bavoir sur ma poitrine. Ton roman sur mon ordinateur, ta main tenant une cuillère enfoncée au fond de ma gorge. J’avalais sans réfléchir, sans respirer. Mon ventre s’est bombé. J’ai dû digérer cette fascinante enfance. Je ne sais pas ce qui s’est produit. J’ai passé des jours à penser aux trésors qu’on jette dans le conteneur. Dis-moi, de quoi ne t’es-tu pas débarrassée ? Dis-moi, n’aimes-tu pas ça, le fait de parler plus lentement ? En ce moment, j’arrêterais tout, y compris les odeurs.
Bisous,
Eva

29 août 2022
Detente, instante, eres tan bello
Cristina Peri Rossi
Eva,
Je vais commencer par répondre à ta dernière question : oui, j’aime parler plus lentement, mais parfois je crains que mes interlocuteurs ne comprennent pas mon rythme. C’est un peu comme danser seule et libre dans ma maison. Je le fais souvent et cela me réjouit, mais lorsque je danse avec quelqu’un, je deviens raide, j’imagine un regard inquisiteur jugeant mes pas et je m’arrête. La maison sur le bord de Playa los Cocos est blanche et spacieuse. Elle a été construite par des amis mexicains du couple qui possède l’endroit. G est québécois, tandis que A, sa copine, est belge. Ils se sont rencontrés lors d’un voyage au Portugal. Ils traversaient parallèlement des deuils amoureux. Elle séjournait chez une amie commune avec son fils de deux ans. En arrivant sur les lieux, G n’a pas pu ouvrir la porte d’entrée parce que la serrure était défectueuse. C’est A qui a réussi à l’ouvrir sans effort sous le regard perplexe de G. Ils sont tombés immédiatement amoureux. Je sais que cela ressemble à une histoire de film romantique, mais je suis allée au Mexique en essayant de guérir d’un amour malade et ces histoires m’aident à continuer à garder espoir. Depuis leur première rencontre, ils ne se sont plus jamais séparés. Ils ont eu ensemble un autre enfant. Ils ont vécu en Belgique et au Canada. Ils ont travaillé dans le même bureau de graphisme pendant deux décennies et, lorsqu’ils ont pris leur retraite, ils ont voyagé à travers le Canada et les États-Unis dans une camionnette, accompagnés d’un vieux chien et d’un chat femelle dont je trouve le prénom à connotation belge absolument fantastique : La Frite. Lorsqu’ils sont arrivés au camping Playa Amor au Mexique, ils ont décidé de rester vivre dans cette région et ils ont construit la maison où je suis allée. Les œuvres d’art qui habillent les murs ont été peintes par G. En parcourant les lieux, j’ai entendu ses anecdotes, rencontré ses amis et attrapé des bribes de sa vie. À côté de ma chambre, il y avait un atelier d’art rempli de feuilles, de toiles, d’acryliques, de crayons et d’aquarelles.
Je ne range jamais des livres dans ma cuisine. Cette pièce de mon appartement est aussi vide que le réfrigérateur de mon enfance. J’ai une relation complexe avec la nourriture. La lecture que tu as faite de mon livre est tellement précieuse. La sensation du ventre gonflé que tu décris est exactement ce qui m’habite depuis mon plus jeune âge. C’est comme ça que je me sens et c’est comme ça que j’écris. J’enfonce des phrases au fond de la gorge des personnes qui lisent mes textes. Espérant, peut-être, qu’en les partageant mon ventre dégage un peu d’espace afin de mieux respirer.
Je poursuis la lecture de ton roman. Je n’arrive pas à le lâcher. Je le lis la nuit, allongée avec l’ordinateur installé sur le bord de mon fauteuil. Je veux continuer à habiter le quotidien de tes personnages. Ton livre « me parle » comme on dit en français. Et j’ai besoin que ce dialogue perdure même si notre correspondance tire à sa fin. Dans ma prochaine lettre, je te parlerai des passages qui m’ont marquée. Lors de mes lectures, j’aime plier les pages des livres afin de préserver une sélection personnelle d’images et de réflexions. Un peu comme les photographies que nous prenons pendant nos voyages.
Ma bibliothèque est le cadeau que mon père ébéniste m’a offert pour mes trente ans. Seuls les livres que j’y admets l’habitent. C’est-à-dire que je ne laisse pas entrer des inconnus. Je vis avec mes livres comme je le ferais avec des êtres humains, j’ai besoin de leur présence afin de préserver l’harmonie de ma maison. Comme tu peux le constater, chez moi, la littérature dialogue avec l’art, les petits coffrets, le tarot et les souvenirs. Je vais laisser ici une image toute simple et je t’en dirai plus lors de notre prochain échange.
Lula
1er septembre 2022
Chère Lula,
Cela me fascine que tu insères des photos partout. Je suis une personne très curieuse, il n’y a rien que j’aime plus que de fouiner dans les maisons des autres, mais puisque je n’ai pas envie de quitter la mienne, je dévore des photographies. J’ai eu un beau-père ébéniste et il est vrai qu’ils offrent de superbes cadeaux. J’aime le bois épais et les meubles robustes, et je trouve beau l’acte de polir le bois nu, qui ne ressemble jamais à un cadavre, même s’il est couché et inerte sur une table. Je me suis longuement attardé dans ta bibliothèque et je pouvais à peine identifier les titres, mais j’ai marché parmi tes petites choses. J’ai toujours trouvé curieux le grand nombre de boîtes et de petits coffrets que nous pouvons accumuler sur les étagères. Je me demande ce qu’il y a à l’intérieur des tiens. J’imagine de la poudre de rapé pulvérisée. Des ossements de souris, propres comme des cure-dents. Je ne sais pas. Dis-moi, si tu veux, quels sont les trésors que tu gardes. Pour ma part, j’ai de jolies boîtes cachées chez moi. Elles sont fabriquées par un voisin avec du papier fait à la main. Elles ont l’air d’être faites de feuilles moisies. Je garde en leur intérieur de petits bijoux en argent que je porte de temps en temps et des flacons avec des huiles essentielles que j’utilise, quelques fois par année, pour fabriquer du savon. J’aime les pains de savon. Je me souviens d’avoir été en extase, à l’âge de six ans, devant un pain de savon dans un grand magasin. Rose d’Angleterre. Jardins de la Reine. Pour Noël, je demandais toujours des coffrets avec des assortiments de savons. Je le faisais à l’époque et je le fais encore aujourd’hui. Je les commande et je les fabrique pour moi-même. Je n’utilise pas de gel douche ni de shampoing pour me laver. J’utilise des pains de savon qui tiennent dans le creux de ma main et j’aime les faire glisser le long de ma peau. Dans quelques semaines, je préparerai la cuvée d’automne. Ce seront des savons au calendula et au jasmin. Ils décanteront pendant quelques mois et seront prêts pour l’hiver. Quelque chose de similaire se produit avec les romans. On doit les laisser décanter avant qu’ils puissent être lus. On doit les polir comme du bois afin d’obtenir le degré optimal d’acidité ou d’alcalinité à chaque fois, n’est-ce pas ? Je crains les parfums, mais j’envie les gens qui sentent le savon. L’autobiographie de Doris Lessing m’est venue à l’esprit et j’imagine que, pendant son enfance en Afrique, elle a dû apprendre à faire du savon. Peut-être avec du suif de lionne. Je me souviens que ses parents ont vidé leurs bouches avant de quitter l’Angleterre. Ils ont voyagé avec des prothèses dentaires et peut-être même sans appendice. Ils ont construit une grange en Afrique, où il y avait des araignées géantes dans les chambres et des légines qualifiées à quelques kilomètres de distance.
Parfois, je pense que je n’écris pour personne. Ni pour moi ni pour personne. Je pense que, si j’avais une grange, j’écrirais pour les animaux. Qu’est-ce qui te vient à l’esprit lorsque tu lis le mot « grange » ? Je te salue maintenant et je vais me faire un chocolat.
Bisous,
Eva
1er septembre 2022
Eva,
Je pense que j’accompagne habituellement mes textes de photographies parce que, pendant plus de huit ans, j’ai travaillé comme interprète à la Commission de l’immigration ici au Québec. Mon rôle consistait à traduire les histoires de demandeurs d’asile. Récits tragiques dont la véracité devait être étayée par des preuves tangibles : documents officiels, images, articles de journaux. Depuis ce moment, j’ai développé le réflexe de prouver que tout ce que j’écris est vrai, bien qu’en réalité ce qui m’intéresse le plus sur le plan littéraire, c’est le mystère et la singularité des voix créatives. À la lecture de tes lettres, je ressens le besoin de répondre à toutes tes questions par des photos. Le week-end dernier, j’ai visité la grange que le père de ma meilleure amie a construite de ses propres mains pendant la pandémie en récupérant du bois de centaines d’arbres malades qui étaient sur le point de mourir sur ses terres. Je n’ai pas encore lu Doris Lessing, mais je suis intriguée par ce que tu me racontes sur sa vie. Lorsque je lirai son autobiographie, tu feras partie de son histoire. Tu seras la personne qui m’aura présenté Doris comme on le ferait avec une chère amie. Je suis enchantée par le fait que tu me dévoiles ta constellation littéraire dans chacune de tes lettres. J’ai longtemps adoré les parfums. Dans mon prochain roman, je parlerai du parfum d’une joueuse compulsive que j’ai rencontrée lorsque je travaillais au casino. Pendant plusieurs années, après avoir changé de vie et de travail, j’ai visité les grandes maisons de parfumerie en essayant tous les accords de figue existants. Mais je ne réussissais pas à trouver l’odeur exacte de la stèle que cette femme mystérieuse dégageait lorsque je la croisais au casino en jouant à des machines à sous. Un jour, je lui ai écrit et elle m’a révélé le nom de son parfum. Je l’ai acheté immédiatement, mais ma peau a refusé l’usurpation de l’identité de mon personnage littéraire. J’aimerais essayer tes pains de savon. Le calendula a des propriétés curatives et le jasmin est ma fleur préférée.
Je ne sais pas comment mettre fin à notre correspondance. Les adieux m’émeuvent. J’ai vécu l’expérience migratoire et je préfère rester toujours en mouvement, croyant, peut-être, que je retournerai un jour vers mon lieu d’origine. Bien que l’idée de revenir dans un lieu qui appartient au passé soit sans aucun doute une grande utopie. Je suis d’accord avec ce que tu dis sur la nécessité de laisser les manuscrits de nos romans se déposer. Bientôt, je devrai rendre visite à la joueuse compulsive que j’ai piégée dans mon manuscrit pendant plus d’un an. Je me demande si elle portera toujours le même accord de musc et de figues.
Lorsque nous nous rencontrerons, je te parlerai de Boulder. Je réserve la fin de ton roman pour notre conversation de vive voix (quelle expression intrigante nous partageons en français et en espagnol… un pléonasme qui anime les voix lorsque la manifestation des corps devient tangible). À quoi ressemble une voix morte ? Parfois, j’ai l’impression de n’écrire pour personne, moi aussi. Pas même pour les animaux. Je pense que, dans mon cas, j’essaie de communiquer avec ma voix morte, ou avec des éléments inertes comme les roches géantes qui habitent les déserts.
Je te remercie infiniment d’avoir accepté cette rencontre.
À bientôt chère Eva.
Lula
5 septembre 2022
Chère Lula,
Merci beaucoup pour tes belles paroles et merci de t’être dévoilée en morceaux. Une cheville par-ci et un avant-bras par-là. J’ai vraiment apprécié cette correspondance et j’attends avec impatience le moment où nous pourrons parler, même si c’est en ligne. Je pense que, lorsque je verrai ton visage, il y aura quelque chose de presque impudique étant donné tout ce que je sais déjà ou tout ce que je pense savoir sur toi. Je pourrais même rougir. J’aurai sans doute une serviette humide à portée de main, ou peut-être même un verre d’eau-de-vie à côté de ma tasse remplie de thé à ras bord. Je t’envoie maintenant mes meilleurs vœux pour l’automne qui arrive déjà. Qu’il t’apporte la grâce. Puisse-t-il bien t’aimer.
Je t’enlace fort,
Eva